• De la difficulté d'appliquer le droit international humanitaire

    Israël possède « l'armée la plus morale du monde » . La formule a été employée par Benyamin Nétanyahou fin septembre 2014. L'opération « Bordure protectrice » s'était achevée un mois plus tôt, et les critiques se multipliaient. Au-delà des allégations de crimes de guerre commis à Gaza, la question de la doctrine militaire est fondamentale. Elle délimite les règles d'engagement des soldats. Or, en douze ans, Israël a profondément évolué sur ce sujet, au fil des conflits. Le droit humanitaire international a été vidé de son sens. « Les conventions de Genève ont été écrites il y a soixante-cinq ans, rappelle Eli Bar-On, procureur général militaire adjoint. Elles convenaient très bien pour la période de l'après-guerre. On pourrait avoir de meilleures lois face à des acteurs non étatiques et des organisations terroristes. »Deux principes permettent de juger la conduite d'une armée en opération : la distinction entre combattants et civils, et la proportionnalité dans l'usage de la force. L'article 57 du protocole additionnel aux Conventions de Genève porte sur les précautions à respecter au cours des phases d'attaque. L'état-major doit tout faire pour s'assurer que les cibles visées sont militaires et que les dommages collatéraux sont réduits au minimum, par rapport à l'avantage recherché.« L'esprit de l'IDF » - sigle de l'Armée de défense d'Israël - est le seul texte éthique officiellement adopté. Rédigé dans les années 1990, il édicte les principes que doivent suivre les soldats : exemplarité, professionnalisme, discipline... Ils doivent tout faire pour ne pas porter préjudice aux personnes non combattantes. Mais les attentats kamikazes palestiniens au début des années 2000 et la campagne d'assassinats ciblés de cadres islamistes, décidée par l'Etat hébreu, ont provoqué une remise en cause radicale de cette approche.En 2003, le général major Amos Yadlin, alors chef des collèges militaires, signe un texte-clé avec un professeur renommé de l'université de Tel-Aviv, Asa Kasher, justifiant les assassinats ciblés, même en cas de victimes civiles. Puis le haut gradé réunit une équipe d'officiers et d'experts. Leur objectif : proposer à l'armée une doctrine adaptée à une guerre contre le terrorisme. En 2005, MM. Yadlin et Kasher publient un article intitulé « Ethiques militaires pour la guerre contre la terreur » . Ce document fait depuis référence. Dès cette époque, Israël s'imagine en éclaireur. « Ce code est bon pour les Américains ou les Russes quand ils combattent les terroristes » , écrit Amos Yadlin, fin 2004.Que dit ce code? « On doit garder les principes de Genève, mais les interpréter différemment, explique au Monde le professeur Kasher. Cela permet de créer de nouvelles normes, en fonction des ennemis. » Concrètement, la distinction classique entre civils et combattants n'opère plus, parce que les combattants sont souvent habillés comme des civils, ou bien occupent des bâtiments civils. Ce qui compte, c'est la chaîne opérationnelle de la terreur, d u lanceur de roquette jusqu'au guetteur. Il n'y a plus de front classique, plus de victoire incontestable. La priorité est de protéger ses propres troupes, et de causer le plus grand dommage à l'ennemi, quitte à viser des installations non militaires, pour le dissuader de recommencer. C'est ce qu'on va surnommer, à partir de la guerre au Liban de 2006, la doctrine Dahiya, du nom d'un quartier de Beyrouth, auquel fut infligé un niveau de destruction sans précédent.« Discussion amorale »La question de la proportionnalité a fait l'objet de longs débats entre les experts. « On avait eu une discussion animée à ce sujet dans le comité en 2003, se souvient Asa Kasher. Trois Palestiniens tués pour un Israélien, ça allait. Quatre, non. Certains on dit un pour un, d'autres 10 pour un. J'ai refusé de participer à cette discussion amorale. » Le professeur évacue cette question en renvoyant au cas par cas : « Ce n'est pas correct de montrer la photo d'un enfant mort à Gaza pour parler de disproportion. La proportionnalité se juge à chaque mission, en fonction du gain militaire par rapport aux dommages collatéraux. »L'armée israélienne a deux réponses aux critiques sur la violation systémique des principes de distinction et de proportionnalité. Elle incrimine le Hamas, qui a utilisé pour ses opérations des sites civils, comme des écoles des Nations unies. Ensuite, elle insiste sur les avertissements adressés aux civils pour les inciter à partir, soit des centaines de milliers de dépliants lancés, les appels téléphoniques et les « coups sur le toit » - tirs légers annonçant des bombes imminentes. « Si quelqu'un reste sur zone après ces avertissements, explique Asa Kasher, il se transforme de lui-même en bouclier humain : un non-combattant protégeant les combattants. Du point de vue de la proportionnalité, c'est un combattant. »Professeur de philosophie, Asa Kasher balaie les questions sur d'éventuelles poursuites contre des responsables israéliens devant la Cour pénale internationale. « Dans le cas d'Israël, les discussions sur des crimes de guerre sont politiques, et pas juridiques » , juge-t-il. En octobre 2008, le chef du commandement Nord, le général Gadi Eizenkot, avertissait qu'en cas de nouvelle guerre au Liban, Israël userait d'une « force disproportionnée » contre le Hezbollah. « Ce n'est pas une recommandation. C'est un plan. Et il a été approuvé. » Dès lors qu'une roquette est tirée d'un village libanais contre Israël, ajoutait-il, « ce ne sont pas des villages civils, mais des bases militaires » . Le 15 février, le lieutenant général Eizenkot est devenu chef d'état-major des forces armées.


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