• "Le drone militaire est un progrès technologique et opérationnel mais aussi moral"

    "Le drone militaire est un progrès technologique et opérationnel mais aussi moral"

    Jean-Baptiste Jeangène Vilmer (1) est un philosophe de la guerre. Auteur prolifique, il publie « Erythrée, un naufrage totalitaire » (PUF), une radiographie instructive d'un des derniers Etats totalitaires de la planète dont la jeunesse vient grossir le flux des réfugiés qui tentent de rallier l'Europe. L'occasion d'interroger ce chercheur au parcours original, également diplômé en droit et en science politique. Après avoir enseigné à l'étranger, il a décidé de se frotter en temps réel « au bruit et à la fureur » des relations internationales, en intégrant le CAPS (Centre d'analyse, de prévision et de stratégie). Cette entité, qui dépend directement du ministre des Affaires étrangères, a la particularité de faire travailler ensemble diplomates et chercheurs. En charge des « affaires transversales », Jean-Baptiste Jeangène Vilmer s'y occupe notamment des questions liées aux conflits armés et aux droits de l'homme, autrement dit des dossiers urgents : recrudescence des affrontements (Proche Orient et Ukraine), extension du terrorisme, émergence de Daech, rôle des grandes puissances mais aussi évolution technologique (drones, cyber-attaques), qui modifient l'évolution des conflits.

    Vous publiez un livre sur l'Érythrée, pourquoi cet intérêt pour ce pays ? Pour deux raisons : la première est personnelle, c'est un intérêt pour la photographie de voyage et la Corne de l'Afrique en particulier. J'avais déjà publié, en 2011 avec Franck Gouéry, un livre de photos sur le Danakil éthiopien, une dépression désertique et volcanique qui est le lieu le plus chaud du monde et le plus bas d'Afrique. Un ouvrage photographique sur Djibouti est aussi en préparation. L'autre raison est plus théorique, et relève de la philosophie politique. Je m'intéresse au totalitarisme, à cette expérience de domination politique qui a l'unification comme fin (parti unique, fusion de l'État et de la société, dissolution du privé dans le public, monopole de la vérité) et la terreur comme moyen (exécutions, arrestations arbitraires, torture). Or, l'Érythrée compte parmi les derniers régimes totalitaires, avec la Corée du nord et le Turkménistan. J'ai vécu un an au Turkménistan et ai écrit deux livres sur ce pays d'Asie centrale. En dépit de leur distance géographique et culturelle, travailler sur l'Érythrée s'inscrit dans cette continuité. Le totalitarisme est aujourd'hui coincé entre deux écueils. Certains en font un concept historique, applicable seulement à l'Allemagne nazie, l'URSS stalinienne, éventuellement la Chine de Mao, le cas de l'Italie fasciste de Mussolini restant discuté. Dans tous les cas, il n'y aurait plus de régimes totalitaires. D'autres, au contraire, appliquent la notion à tout et n'importe quoi : de Daech jusqu'à la dictature du marché, du capital, en passant par un certain nombre d'États autoritaires. Cette élasticité rend le concept inopérant. J'ai voulu le réhabiliter, montrer qu'il reste opérationnel à condition de le définir rigoureusement. Il est utile de revenir aux classiques, notamment à ceux des années 1950-1960 : Hannah Arendt, Raymond Aron, Zbigniew Brzezinski, George Orwell, l'auteur de 1984, qui a beaucoup contribué à sa théorisation. Vous analysez également le rapport de la communauté internationale à l'Érythrée, dont une partie de la population fuit le pays pour venir se réfugier en Europe. Comment réagir ? On estime qu'entre 5.000 et 10.000 Érythréens fuient leur pays chaque mois. En 2014, ils constituaient le deuxième contingent de migrants arrivés en Italie par la mer depuis la Libye (33.559), juste derrière les Syriens (39.651). Ce sont essentiellement des jeunes, qui fuient le service national à durée indéterminée, la misère, l'oppression et l'absence d'avenir. On ne peut pas espérer régler la question des réfugiés érythréens en discutant avec le régime, et surtout pas en l'aidant financièrement. Or c'est ce que l'Europe est en train de faire. 

     

     Issayas Afeworki, qui dirige le pays, n'est pas un interlocuteur rationnel, il ne tient aucune de ses promesses. Le seul intérêt du processus est de le faire asseoir à la même table que l'Éthiopie, mais il ne faut pas se faire d'illusions sur les résultats. Le flux migratoire se réduira lorsque les conditions intérieures s'amélioreront, ce qui implique une ouverture économique pour l'instant inexistante dans ce pays en faillite où il n'existe pas de secteur privé. Cette question s'inscrit dans le phénomène plus général et complexe de la migration des Africains vers l'Europe, dont il faut distinguer deux types : il y a celle qui relève d'une tectonique des plaques, un mouvement de fond ancien qui correspond à une émigration économique venant essentiellement de nos anciennes colonies. Elle exerce une pression que beaucoup reconnaissent comme problématique à différents niveaux, même s'il faut la relativiser puisque les trois quarts des migrants africains vont... ailleurs en Afrique. L'une des solutions est précisément d'encourager des locomotives régionales, c'est-à-dire des pays africains suffisamment attrayants comme le fut longtemps la Côte d'Ivoire par exemple. Le deuxième type relève moins de la tectonique que de l'éruptif : c'est l'immigration politique, liée aux conflits (Syrie) ou à des situations tragiques (Érythrée). Les boat people de la Méditerranée sont pleins de réfugiés politiques. Nous n'avons pas d'autre choix que de les accueillir, puisqu'ils ne peuvent ni être renvoyés chez eux, ni dans ces salles d'attentes devenues salles de torture que sont le Sinaï et la Libye. Ces personnes ont besoin d'une protection internationale. Que peut faire la communauté internationale face à ces régimes ? La « communauté internationale » - qui est davantage un vœ u qu'une réalité puisque les États, souvent en désaccord les uns avec les autres, forment moins une communauté qu'une société - a un éventail de mesures à sa disposition, de la pression diplomatique à l'intervention armée en passant par la conditionnalité de l'aide, les « contre-mesures » ou mesures de rétorsion, et les sanctions. Dans tous les cas, il convient de garder en tête que la démocratie ne s'impose pas, elle s'infuse lentement - tout au plus peut-on créer les conditions de la démocratisation - et que le retrait pur et simple, l'absence de relations n'est pas une option. Il vaut mieux avoir des relations avec des dictatures ? Oui, la question étant de savoir jusqu'où aller dans nos relations avec les dictatures, comme je le demandais en 2010 lors de la visite du président turkmène à Paris. On dénonce régulièrement la présence d'entreprises françaises dans des dictatures (Total en Birmanie, Bouygues au Turkménistan, Public Système dans la Libye de Kadhafi). En Érythrée, c'est la compagnie minière canadienne Nevsun qui est mise en cause (par une poursuite au civil déposée en Colombie-Britannique en 2014). Elle joue un rôle important dans le maintien à flot - ou la prolongation de l'agonie - du régime érythréen dont les deux principales sources de financement sont l'exploitation minière et les revenus extorqués à la diaspora. Le régime bénéficie en effet de la fuite en masse des jeunes, et même doublement puisque ceux qui partent sont potentiellement contestataires et, une fois dehors, ils viennent grossir les rangs de la diaspora qui, à terme, le finance (via une taxe de 2% sur les revenus qui est une forme de racket transnational, des « donations » et le tourisme). D'où le fait paradoxal que le pouvoir organise lui-même une partie du trafic humain qu'il dénonce, et qui rapporte des millions à certains généraux - dont Afeworki s'achète ainsi la loyauté. Donc jusqu'où aller ? Je préconise, contrairement à certaines ONG, d'entretenir des relations avec des régimes même totalitaires, car l'absence de relations serait contreproductive. D'abord, parce que cela renforcerait leur isolement, qui leur permet d'agir en toute impunité : les liens sont des leviers. Notre présence est une influence. Ensuite, parce que les entreprises étrangères contribuent au développement du pays. Elles peuvent en effet faciliter l'accès à l'éducation, réduire l'opacité financière - car l'État hôte est contraint de donner des informations aux entrepreneurs -, véhiculer des valeurs et des normes, etc.  Se draper dans des principes et refuser d'avoir des relations avec des régimes moins démocratiques que nous n'aide pas la population qu'on entend protéger : c'est au contraire l'isoler, la laisser à la merci de ses dirigeants, sans aucun moyen de les influencer. C'est la politique du pire, dissimulée derrière de bonnes intentions. Si elle agissait de la sorte, la France aurait peut-être les mains propres, mais elle n'aurait pas de mains ! Si l'on se retirait d'Érythrée, par exemple, on contribuerait à l'enfermement de la population. On laisserait le terrain à d'autres pays qui, eux, ne conditionnent pas leur présence au respect des droits de l'homme ou des valeurs démocratiques (l'Érythrée courtise la Chine, le Qatar, la Turquie, la Russie et l'Égypte notamment). On participerait au scellement du pays : c'est ce que le régime cherche depuis le début, comme l'illustre sa rhétorique de l'autosuffisance. Le totalitarisme, avait expliqué Hannah Arendt, est comme une expérience faite en laboratoire : il s'agit d'abord de le sceller, d'empêcher les variables externes d'entrer (diplomates, entreprises, ONG) et le « matériel humain » interne de sortir, en fermant les frontières et en tirant à vue sur les fuyards. D'où l'expression de « pays-prison ». Notre but au contraire doit être de l'ouvrir et, pour ce faire, il faut être présent et interférer dans le phagocytage de la société par l'État. Cette influence s'exerce autant par la culture que le commerce. N'est-ce pas se compromettre ? C'est une question philosophique : comment faire des compromis sans aller jusqu'à la compromission ? La frontière est floue et dépend du contexte, donc s'apprécie au cas par cas. Mais j'ai tendance à répondre qu'elle est tracée par l'intérêt du plus grand nombre. Nous pouvons avoir des relations avec des dictatures dans la mesure où cela peut contribuer à la fois à nos intérêts et à ceux de la population des États en question. La borne est fixée là où les conséquences de la coopération sont néfastes pour la population, c'est-à-dire participent à l'oppression davantage qu'elles ne la soulagent. Bien sûr, ce n'est pas parfait, mais nous vivons dans un monde imparfait. C'est au fond la question du moindre mal. Raymond Aron disait que le choix n'est pas entre le bien et le mal, mais entre le préférable et le détestable. Il n'y a pas de solution idéale. Il s'agit de savoir quoi sacrifier, ce qui expose toujours à la critique. En l'occurrence, avec l'Érythrée, il n'est pas possible d'avoir un dialogue politique, encore moins un dialogue sur les droits de l'homme, mais il semble possible d'avoir des relations économiques qui auront, à terme, des conséquences politiques. C'est une manière de mettre le pied dans la porte. Les entreprises sont l'un des vecteurs de l'influence étrangère. Si l'Érythrée passait du totalitarisme à l'autoritarisme à l'exemple de la trajectoire chinoise, ce serait déjà un grand progrès. Vous travaillez au Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du Quai d'Orsay. Pourquoi avoir choisi ce poste ? Outre la philosophie, j'ai une formation en droit et en science politique. D'où l'approche interdisciplinaire défendue dans ma thèse et depuis. Quand on travaille en relations internationales, surtout sur les conflits armés, il est nécessaire d'articuler non seulement les disciplines mais aussi la théorie et la pratique. Il faut donc prendre en compte la politique étrangère, c'est-à-dire la manière dont les relations internationales se font et se défont effectivement, au gré des accords, des désaccords, des tensions et des interactions entre États mais aussi avec des acteurs non étatiques. Diplomates et chercheurs jouent des rôles différents, mais on ne comprend véritablement les relations internationales qu'à l'intersection des deux. Je suis convaincu que les praticiens de la politique étrangère ont beaucoup à apporter aux universitaires et réciproquement : c'est tout le sens de ma présence au CAPS. Le CAPS du ministère des Affaires étrangères, créé en 1973 par Thierry de Montbrial et Jean-Louis Gergorin, a trois activités comme son nom l'indique : la compréhension (analyse), la prospective (prévision) et la recommandation au ministre (stratégie). C'est une petite structure, d'une vingtaine d'agents. Directement rattachée au ministre, colocalisée avec le cabinet, elle est distincte de l'administration. Le CAPS, non tenu de suivre la ligne officielle, est même incité à développer des réflexions non-conformistes. Michel Jobert, le ministre qui l'a créé à l'époque, en parlait comme du « poil à gratter » du ministère. Son rôle essentiel est de conseiller le ministre et au-delà (nos notes sont également envoyées à d'autres ministères, notamment la Défense, et à l'Élysée), mais il sert aussi d'interface avec le monde de la recherche et a une mission d'influence. Plus fondamentalement, il permet de remettre en cause la pensée dominante dans le ministère ou chez le ministre, lutter contre le cloisonnement en ayant une approche transversale, et contre le formalisme dans les relations diplomatiques en multipliant les rencontres informelles qui permettent de tester des idées sans engager le ministre. Et le ministre suit vos recommandations ? L'influence se fait de deux manières. La plus courante est aussi la plus difficile à mesurer, c'est l'infusion : notre idée contribue, avec d'autres, à l'élaboration d'un climat propice à la prise de décision, qui est généralement multifactorielle. Plus rare est l'influence directe, d'une note produisant des résultats immédiats, mais ça arrive. Qu'est-ce qui vous séduit au CAPS ? Plusieurs choses. D'abord son hybridité. Parmi nous, il y a autant de diplomates que de chercheurs, essentiellement docteurs en science politique. Les deux sont très complémentaires, à condition de bien les choisir : des diplomates indépendants dotés d'un d'esprit critique, et des chercheurs réactifs capables de rédiger des produits courts et opérationnels. Je suis convaincu que travailler avec des diplomates me rend meilleur chercheur. Cela donne des compétences qu'on n'apprend pas en faisant une thèse. L'une d'entre elles est la polyvalence. Dans cette équipe, chacun a son portefeuille : la plupart d'entre eux sont géographiques - certains ne suivent qu'un seul pays - et quelques-uns sont thématiques (affaires militaires, économie, climat puisque Paris accueille cette année la COP21). Mon portefeuille est volontairement large (« affaires transversales »). Dans les faits, je m'occupe surtout des questions liées aux conflits armés et aux droits de l'homme mais cette transversalité et le fonctionnement du CAPS, où les agents travaillent les uns avec les autres en fonction de l'actualité, m'amènent à croiser un grand nombre de pays et de questions dont je n'aurais sans doute rien su si je n'étais resté « que » chercheur. Je fais aussi beaucoup de missions à l'étranger qui permettent de mieux comprendre les problèmes. Une autre dimension intéressante est l'argumentation. J'ai commencé la philosophie par la logique et j'ai étudié puis enseigné la théorie de l'argumentation. Au Quai d'Orsay, j'hérite donc assez naturellement des tâches de communication stratégique, lorsqu'il s'agit de déconstruire un « narratif » ou élaborer des argumentaires. C'était utile l'année dernière pour contrer les arguments russes justifiant l'annexion de la Crimée par exemple. L'article que j'ai récemment publié sur le sujet est adapté de ce travail. C'est un autre aspect, et non le moindre, que j'apprécie à ce poste : le CAPS m'autorise à développer cette pratique sans négliger la théorie, puisque je continue d'avoir une activité universitaire parallèle, publier et enseigner. En plus de ces avantages « objectifs », il y a des préférences subjectives. Je suis séduit par un environnement, mais aussi par des personnes. Le CAPS est un petit groupe dont l'efficacité dépend beaucoup des qualités des collègues et surtout de son chef. Arrivé à la tête du Centre il y a deux ans, Justin Vaïsse a insufflé une nouvelle dynamique. Il a fait monter le CAPS en puissance. Lorsque j'ai rejoint son équipe six mois plus tard, en rentrant du Canada, la greffe a pris immédiatement. Justin est pour beaucoup dans mon appréciation du CAPS. J'apprends énormément à ses côtés. La situation internationale apparaît de moins en moins stable avec une recrudescence des conflits. Au Moyen Orient, notamment, comment se repérer ? Le choix reste celui du moindre mal. Lorsqu'on soutient des régimes peu fréquentables en matière de démocratie et de respect des droits de l'homme, il faut comprendre que c'est eux ou pire. On nous reproche de soutenir l'Arabie Saoudite : faudrait-il plutôt soutenir l'Iran ? Parce qu'en l'occurrence, c'est l'alternative : au Yémen, c'est une guerre par procuration entre les deux hégémons régionaux. Choisir le moins pire ne signifie pas qu'il soit exemplaire, et s'allier avec l'Arabie Saoudite dans une crise régionale n'implique pas de faire des compromis sur nos valeurs. Ce qui serait pire et naïf serait de ne rien faire, et regarder comme dans un aquarium les sunnites et les chiites s'entretuer en espérant une autorégulation. La logique du moindre mal doit toutefois être maniée avec prudence, car c'est aussi l'argument avancé par ceux qui voudraient nous convaincre de retourner notre veste en Syrie et soutenir Bachar contre Daech. C'est oublier que Bachar ne fait pas partie de la solution mais du problème. Daech n'est pas que le produit de l'intervention américaine en Irak de 2003, et de la désastreuse décision de démanteler l'armée de Saddam Hussein (dont le principal concepteur de l'État islamique est un colonel déchu). Daech a aussi grandi grâce à Bachar, qui a libéré en 2012 des dizaines de djihadistes dont il pensait - en excellent tacticien - qu'ils diviseraient et réduiraient à néant l'opposition dite modérée ou laïque, ce qui est effectivement arrivé. Ce qu'il n'avait pas prévu est l'effet Frankenstein, le retournement de la créature contre son créateur. Et nous voilà maintenant coincés entre la peste et le choléra. Ce qui complique en outre les choses est un phénomène d'émergence militaire de certains pays arabes. L'interventionnisme n'est plus proprement occidental. On l'a vu en 2011 en Libye avec la participation de la Jordanie, des Émirats arabes unis et du Qatar. On le voit depuis 2014 avec la coalition arabe contre Daech. Il est désormais plus difficile de taxer les Occidentaux de néo-colonialisme. On entend d'ailleurs assez peu les moralistes dénoncer les bombes à fragmentation saoudiennes. Ces pays disposent non seulement d'une capacité d'intervention et de projection hors de leurs frontières mais aussi d'une volonté de l'utiliser, parce que le contexte a changé. Il est plus volatile. Qu'est-ce qui a changé ? Pour le comprendre, il faut revenir à ce que Laurent Fabius a appelé en 2014 « l'été de toutes les crises ». Il y avait, en même temps, la guerre en Syrie et en Ukraine, où les Russes sont intervenus en août avec des chars, la proclamation de l'État islamique (Daech) et les débuts de l'intervention internationale contre lui en Irak, la déliquescence de la Libye, l'extension de Boko Haram, la propagation du virus Ebola, les tensions en mer de Chine, et l'intervention israélienne à Gaza. Pourquoi tant de crises en même temps ? a demandé le ministre au CAPS un matin, pour le soir. C'est le genre de questions qui rend ce travail passionnant. Quelques heures plus tard, on avait trouvé quatre raisons. La première est une mutation du système international. La guerre existe parce que rien ne l'empêche, disait Kenneth Waltz. L'état de nature du monde est violent, c'est une cocotte-minute. La bipolarité qui caractérisait la guerre froide a maintenu le couvercle fermé jusqu'en 1991. Puis il y a eu un moment relativement unipolaire, caractérisé par une forte domination américaine, qui prend fin avec les attentats du 11 septembre 2001, et les difficultés rencontrées par l'armée américaine en Irak et en Afghanistan. On assiste depuis à un effritement de l'unipolarité américaine, le politologue Francis Fukuyama parle même d'un « pourrissement » (decay). Nous sommes dans une période de transition qui a du mal à trouver son nom (apolarité, bi-multipolarité, etc.), et qui se caractérise par une diffusion de la puissance.

    Cette diffusion s'exprime par l'émergence de nouvelles puissances étatiques (ou la réémergence, dans le cas de la Chine, qui retrouve la diplomatie de sa géographie) ; la moindre prévisibilité des relations avec ces acteurs qu'il est plus difficile de classer en alliés et adversaires puisqu'ils peuvent coopérer sur certains sujets et s'affronter sur d'autres ; mais aussi par la multiplication des acteurs non-étatiques, dont certains sont des groupes armés qui, comme Daech et Boko Haram, ont des ambitions transnationales qui remettent en cause l'ordre westphalien, c'est-à-dire étatique. Par ailleurs, la démocratisation des technologies destructives et de l'information (ce que Rosenau appelait déjà dans les années 1990 la révolution des capacités individuelles) permet à des individus et de petits groupes de plus facilement projeter leur puissance, comme on l'a vu avec le  11 Septembre, l'affaire Snowden et les succès de Daech par exemple. Tous ces facteurs expliquent la diffusion de la puissance qui est la première raison de la multiplicité des crises. Pour le dire simplement, il y a plus de forces à contrôler et nous avons moins de forces pour le faire, dans un contexte où il n'y a pas de gendarme mondial. Les États-Unis ne jouent-ils plus ce rôle ? Il est vrai qu'ils s'intéressent davantage à la mer de Chine... Ils ont identifié - c'est rationnel - que le potentiel économique se trouvait en Asie. D'où leur « pivot ». Mais ils ne se sont pas retirés du Moyen-Orient contrairement à ce que l'on entend dire. D'abord, les États-Unis ont toujours oscillé entre phases d'introversion et phases d'extraversion, de sorte que la phase actuelle n'est qu'un moment ordinaire du balancier américain. Ensuite, ils ne se sont pas retirés du monde sous Obama : ils s'y font seulement plus discrets. La stratégie furtive fondée sur la trilogie drones/forces spéciales/cyber, et l'idée de « diriger par l'arrière », signent bien la fin des grands déploiements terrestres de l'ère Bush - dont on a vu d'ailleurs les résultats désastreux - mais ne signifient pas pour autant un désengagement américain, pas même au Moyen Orient comme le montre d'ailleurs l'intervention en Irak et en Syrie depuis août et septembre 2014 respectivement. L'introversion des États-Unis, désormais devenus puissance réticente - Henry Kissinger dit « ambivalente » - crée une ambiance de fin de règne et donne l'impression d'une vacance du pouvoir. Pékin et Moscou s'engouffrent dans cette faille, et continueront à le faire dans le but de réviser l'ordre international. Mais seule la Chine en a véritablement les moyens. Quelles sont les 3 autres raisons de cette simultanéité des crises ? La deuxième est, sans parler d'effet domino, le lien entre certaines crises. Il y a un lien indéniable entre la Libye et le Sahel, par exemple : l'intervention n'a rien causé (les mouvements Touareg indépendantistes existent depuis longtemps au nord-Mali) mais le chaos qui en a résulté a catalysé l'armement des djihadistes, qui se fournissent dans l'immense marché sud-libyen. Il y a aussi un lien entre le sentiment russe de s'être fait avoir sur la résolution 1973 autorisant une intervention en Libye - même si leur réaction est simulée et hypocrite à mon avis, ils savaient très bien que l'intervention pouvait conduire à la chute de Kadhafi - et l'intransigeance de Moscou sur les dossiers syriens et ukrainiens, qui lui sont en outre beaucoup plus importants sur le plan stratégique. Quant au conflit israélo-palestinien, il est bien connu qu'il alimente la rhétorique et l'idéologie du djihadisme international. Ces liens, sans qu'il s'agisse jamais d'une causalité stricte - car les évènements sont toujours multifactoriels - ont joué un rôle. La troisième raison, c'est la relative disparition d'États qui servaient jusqu'alors de médiateurs dans les crises de la région : l'Égypte et la Turquie, sur lesquels il n'était pas possible de compter, pour des raisons différentes - des problèmes internes pour l'Égypte et une grande ambivalence à l'égard de Daech pour la Turquie, liée à la question du Kurdistan. La quatrième raison est un effet de diversion. Plus il y a de crises, moins on les voit, car on a le même nombre de personnes pour les traiter. À partir du moment où les Américains sont intervenus en Irak contre Daech, par exemple, il était plus difficile de les impliquer sur l'Ukraine. Si, au même moment, on doit en outre faire face à l'épidémie d'Ebola et à la guerre à Gaza, il y a une diversion de notre attention, dont profitent les acteurs violents. Les crises arrivent en partie parce qu'elles sont éclipsées par d'autres. L'une des conséquences de ces crises est la remise en cause des frontières ? Oui, l'érosion de l'État a lieu soit volontairement par le haut, dans une mise en commun de la souveraineté (Europe), soit involontairement par le bas, lorsque les assauts des groupes armés dissolvent la souveraineté étatique (Irak). Un des enjeux de la diplomatie du XXIe siècle est précisément de s'adapter à cette mutation. Il nous faut une diplomatie post-westphalienne : la grammaire diplomatique reste essentiellement étatique. Il faut la faire évoluer pour qu'elle prenne mieux en compte les acteurs non-étatiques. Vous avez évoqué la nouvelle approche militaire de la présidence d'Obama, notamment les drones. Cette évolution technologique de l'armement est-elle un progrès ? Les drones représentent un progrès non seulement technologique et opérationnel mais aussi moral. Grâce à leur endurance (des dizaines d'heures de vol contre 5 ou 6 pour un avion habité), ils révolutionnent l'occupation aérienne en passant de la présence intermittente des avions à une présence permanente. Équipés de capteurs, ils produisent de la connaissance. Le maraudage des drones au-dessus d'une zone, qu'on observe attentivement pendant des heures, des jours, des semaines, permet d'identifier les ennemis et leurs itinéraires, grâce à l'analyse de modes de vie (patterns of life), et les menaces qu'ils posent, comme les endroits où sont placés les explosifs. Seuls les États-Unis, Israël et le Royaume-Uni ont des drones armés. La France a des Reaper qui, à condition d'être modifiés, sont armables. Ils sont actuellement déployés à Niamey (Niger), dans le cadre de l'opération Barkhane. Je fais partie de ceux qui considèrent qu'ils devraient être armés car il y a à la fois un intérêt opérationnel mais aussi humanitaire. Ce serait d'abord un gain de ressources : nos drones non-armés sont des illuminateurs qui transmettent l'information à un effecteur, un avion de chasse, qui vient ensuite frapper. Les drones armés sont des illuminateurs-tireurs qui réduisent la boucle et permettent donc d'économiser l'avion habité - ce qui ne remet aucunement en cause l'utilité de l'avion de chasse puisque les deux ne font pas la même chose. Ce serait aussi plus humanitaire car gagner du temps permet d'accroître la discrimination. Le drone non-armé dépend de la disponibilité d'un avion pour conduire la frappe. Or, dans le délai nécessaire à son arrivée sur zone, la cible peut s'être déplacée dans un environnement où le risque de dommages collatéraux est plus élevé. Cela est arrivé à nos hommes qui avaient identifié le véhicule d'une cible dans le désert : ils ont dû attendre qu'un avion de chasse soit disponible pour la traiter et, lorsqu'il est enfin arrivé, le véhicule était en ville. Le non-armement de nos drones réduit le choix du moment, donc du lieu, et augmente du même coup les risques pour les populations civiles. On peut trouver paradoxal voire cynique de dire qu'il vaut mieux pour les populations locales que les drones qui les survolent soient armés. Mais, une fois de plus, le choix n'est pas entre le bien et le mal, entre se faire bombarder et ne pas se faire bombarder. Il est entre recevoir une bombe GBU-12 larguée d'un Mirage 2000D ou un missile Hellfire tiré d'un Reaper, beaucoup plus précis et moins dommageable. Il est facile d'armer ces drones ? Oui, mais cela dépend d'une décision politique. Les responsables politiques bien informés des questions de défense voient l'intérêt indéniable d'armer nos drones, mais beaucoup pensent que l'opinion française n'est pas prête, d'où leur grande prudence, voire réticence. Il faudrait faire des enquêtes pour évaluer la réalité de cette opposition présumée qui est due, je pense, à une mauvaise information. L'opinion publique fait deux amalgames, auxquels contribue grandement l'imprécision de la plupart des médias généralistes. Le premier confond le drone armé et l'usage particulier qu'en fait la CIA, pour conduire des éliminations ciblées en dehors d'un théâtre reconnu de conflit armé, au Pakistan, au Yémen ou en Somalie. C'est ce que j'appelle le « syndrome Chamayou », du nom de Grégoire Chamayou, l'auteur du livre Théorie du drone qui fait précisément cette confusion. Il est bien entendu possible d'armer nos drones sans en faire le même usage que les Américains, comme le montre l'exemple britannique. Le deuxième amalgame confond le drone armé et les « robots tueurs », qu'on appelle plus techniquement les systèmes d'armes létaux autonomes (SALA). Les médias présentent souvent les drones comme des machines « autonomes », se pilotant toutes seules et décidant sur quoi et quand tirer. C'est ce que j'appelle le « syndrome Terminator ». C'est du pur fantasme, ou de la désinformation. Les drones sont tous pilotés, en France par de vrais pilotes de chasse, dans un cockpit dont la seule différence est d'être délocalisé (au sol plutôt qu'en l'air), mais avec exactement les mêmes règles d'engagement que n'importe quel autre avion. Il existe un débat légitime sur les SALA, dont l'autonomie supposée pose de vraies questions. Faut-il interdire les robots tueurs ? se demande-t-on notamment à l'ONU. Mais c'est un débat différent, qui ne devrait pas polluer celui sur les drones. On voit émerger aussi la cyber-guerre, qui prend de plus en plus d'ampleur... On devrait plutôt parler de cyberconflictualité, la conflictualité ne se manifestant pas nécessairement dans une guerre - mot d'ailleurs, je le souligne, qui n'a pas de définition consensuelle. La France n'a pas déclaré de guerre depuis la Seconde guerre mondiale, mais cela ne l'a pas empêché d'en faire. « Guerre » est un mot dont l'usage relève essentiellement de la communication politique (d'où la « guerre » contre le terrorisme). En droit, on parle plutôt de « conflit armé ». Les cyberattaques peuvent avoir lieu dans le cadre d'un conflit armé, où elles ne sont alors que l'un des moyens employés, ou en dehors. La plupart du temps, elles ont lieu en temps de paix et toutes ne constituent pas des « attaques » au sens strict. Elles peuvent avoir des conséquences humanitaires graves dans le monde « réel », si l'on pense par exemple au système de contrôle aérien, aux centrales nucléaires, aux barrages, aux usines de produits chimiques, ou simplement au système d'eau ou d'électricité y compris des hôpitaux. Mais, pour l'instant, les conséquences matérielles des attaques recensées sont infimes. La cyberconflictualité augmente toutefois considérablement, les attaques se multiplient, posant des problèmes spécifiques à cause de l'anonymat, de l'interconnectivité et de la participation des civils aux hostilités par exemple. Les cyberopérations accompagnent de plus en plus les opérations conventionnelles. Cela fait partie de ce qu'on appelle aujourd'hui la guerre hybride : en Ukraine, la Russie allie désinformation, forces spéciales, actions cyber, manœ uvres conventionnelles (chars, artillerie), et même gesticulations nucléaires (manœ uvres de bombardiers stratégiques). Ces transformations de la guerre sont-elles étudiées aujourd'hui ? Bien sûr. Elles suscitent l'intérêt de la recherche institutionnelle - par exemple au ministère de la Défense (DGRIS, IRSEM) ou dans des institutions qui dépendent du Premier ministre (IHEDN, SGDSN). A l'université française, toutefois, les études sur la guerre, qui s'intéressent au phénomène guerrier considéré comme un fait social total (politique, économique, culturel, etc.), et les études stratégiques, qui se concentrent sur la conduite de la guerre, sont pour l'instant sous-développées. Elles sont très fortes aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, au département de War Studies du King's College de Londres par exemple, dans lequel j'ai eu la chance d'enseigner durant un an. En France, en dépit d'une réflexion ancienne, d'initiatives nombreuses et d'un potentiel croissant, le domaine reste fragmenté. C'est pourquoi nous créons ces jours-ci une Association pour les Etudes sur la Guerre et la Stratégie (AEGES) dont le but est de faire reconnaître et de promouvoir ce champ d'études dans le monde universitaire. Vous avez une vision du monde hyper réaliste, c'est un paradoxe pour un philosophe ? C'est un paradoxe si l'on en reste à la présentation caricaturale du réalisme, comme une théorie amorale, une Realpolitik autorisant les États à défendre leurs intérêts à n'importe quel prix. Mais c'est une image d'Épinal ! Le réalisme est simplement une exigence de tenir compte des contraintes du réel, c'est-à-dire de ce qui est, du monde non idéal dans lequel nous vivons, pour élaborer ce qui devrait être. Le réaliste est pragmatique, au sens où il tient compte de la faisabilité des propositions pour les évaluer. Il est contextualiste, car il sait que les politiques et les évènements ne peuvent être compris que relativement à leur contexte, ce qui le conduit souvent à apporter des réponses au cas par cas. Mais il n'est pas amoral puisque, dans le monde actuel, où il est de plus en plus important de sembler moral à défaut de l'être, dans cette tendance à la moralisation des relations internationales qui explique la croissance d'un domaine de recherche comme l'éthique des relations internationales, il serait irréaliste de ne pas tenir compte de la moralité. Je défends un certain genre de réalisme, qu'on peut appeler réalisme libéral - réaliste par sa prudence et son pragmatisme, libéral par sa volonté de rendre le monde plus juste. C'était la position de Raymond Aron et, aujourd'hui, de ses disciples Stanley Hoffmann et Pierre Hassner. Je m'inscris dans cette filiation. Un réaliste libéral s'appuie sur les axiomes du réalisme (la centralité de l'État, qui défend ses intérêts et recherche puissance et sécurité) mais promeut en même temps des valeurs, comme la priorité des droits humains les plus fondamentaux sur la souveraineté, donc l'intervention humanitaire à certaines conditions, par exemple. Un réaliste libéral est favorable à une politique étrangère basée sur des valeurs qui n'est pas pour autant idéaliste car elle peut parfaitement être pragmatique et prudente. Vous vous intéressez à la violence, à la cruauté, c'est en tous les cas le thème récurrent de votre recherche qui touche des domaines divers : relations internationales, guerre, justice, éthique animale, l'œ uvre de Sade, séries télévisées ? C'est juste. Cette diversité donne l'impression d'un éclatement, qu'on m'a d'ailleurs parfois reproché. Déjà que « ma » discipline n'est pas claire - la philosophie, le droit ou la science politique -, surtout en France où les étiquettes sont importantes et l'interdisciplinarité toujours louée mais rarement pratiquée... Si en plus les sujets de recherche sont trop divers, on ne comprend plus rien ! Il y a en réalité un fil directeur, que j'ai moi-même mis du temps à comprendre : c'est la question du mal, la question éthique, plus précisément du moindre mal. Tous mes sujets ont en commun des situations extrêmes qui nous placent dans des dilemmes moraux dont il n'est pas possible de s'extraire par une dichotomie simpliste entre bien et mal, puisque quoi qu'on fasse on cause un dommage. C'est précisément ce qui m'a intéressé dans une série télévisée comme 24 heures chrono par exemple, qui est une illustration survitaminée du dilemme des mains sales, semblant légitimer l'usage de la torture dans des situations exceptionnelles. Il faut rester vigilant sur l'argument du moindre mal, qui est souvent détourné - par exemple par Marine Le Pen justifiant la torture dans la lutte antiterroriste, en utilisant le même scénario de la bombe à retardement que 24 heures chrono. Mais vous ne traitez pas le mal comme une question métaphysique ? Non. Je suis entré en philosophie par la logique et la métaphysique, qui sont les branches les plus abstraites. Fasciné par Descartes et Leibniz, par leur encyclopédisme et leur rationalisme, j'ai été formé dans ce moule. Cela m'a permis d'acquérir des capacités d'analyse qui sont toujours utiles aujourd'hui, mais appliquées à d'autres matières. J'ai toujours considéré la philosophie comme la meilleure des écoles mais une école seulement, c'est-à-dire un moyen, pas une fin en soi. D'où les études de droit puis de science politique en parallèle, et le déplacement vers la philosophie morale et politique qui permet de faire le lien. En éthique, ce ne sont pas les questions les plus abstraites qui m'intéressent, qui relèvent de ce qu'on appelle la métaéthique (la réflexion sur la nature et l'origine de nos jugements moraux) : ce sont les questions les plus concrètes qui font l'éthique appliquée, la philosophie pratique. La guerre est l'une d'entre elles. La philosophie de la guerre s'intéresse à sa nature et ses causes. L'éthique de la guerre a sa légitimité : à quelles conditions peut-on dire d'une guerre qu'elle est juste au sens du jus ad bellum (le droit d'entrer en guerre), du jus in bello (le droit dans la guerre) et du jus post bellum (le droit après la guerre) ? Elle a des liens étroits avec la question de la légalité mais s'en distingue, comme en témoigne la possibilité d'une guerre « illégale mais légitime », ou « illégale mais morale », comme on l'a dit de l'intervention au Kosovo (1999). Vous avez passé 10 ans à étudier et enseigner à l'étranger. Pourquoi ? D'abord par goût ! On apprend tellement en voyageant, sur les autres mais aussi sur son propre pays, et sur soi. Étudier à l'étranger devrait faire partie de toute bonne formation. Cela permet de relativiser les biais nationaux, les habitudes et les évidences, de découvrir de nouvelles méthodes et de nouvelles matières. Le monde universitaire nord-américain n'est pas seulement plus riche en ressources bibliographiques et humaines, et plus accueillant en termes de conditions de travail : il est aussi plus horizontal, moins hiérarchique, plus progressiste. Les enseignants ne rechignent pas à se faire évaluer par leurs étudiants, car ils veulent progresser. Les étudiants prometteurs sont encouragés à publier et faire des colloques, les doctorants à enseigner. Avoir étudié et enseigné au Canada, aux États-Unis et en Angleterre a utilement complété ma formation initiale française, qui a aussi ses avantages (l'histoire, la connaissance des auteurs classiques, l'art de la dissertation). Les deux sont complémentaires, d'où la nécessité de l'interculturalité. Un philosophe semble avoir compté pour vous, c'est Peter Singer, un Australien qui occupe la chaire de bioéthique de l'université de Princeton aux États-Unis. Pourquoi ? Parce qu'il produit de la philosophie comme j'aimerais en faire, de la philosophie pratique, qui donne un rôle au philosophe dans la Cité. Il s'intéresse à des questions qui comptent socialement comme le traitement des animaux, la bioéthique, le droit à l'avortement, le droit à l'euthanasie, la pauvreté, etc. J'apprécie aussi ses réponses et je partage l'essentiel de son approche. Singer est un conséquentialiste, c'est-à-dire qu'il pense qu'une action est moralement bonne lorsqu'elle a les meilleures conséquences possibles pour les individus affectés. Il s'oppose au déontologisme, selon lequel une action est moralement bonne si elle est accomplie par devoir ou par respect pour un principe. Il n'accorde donc pas à la vie de valeur intrinsèque et considère que le critère de considération morale n'est pas le simple fait d'être vivant, ni d'appartenir à l'espèce humaine, mais la présence d'intérêts. C'est une approche extrêmement rationnelle, qui n'a aucun tabou, qui ne sacralise rien, et s'attire donc les foudres des dogmatiques de tous bords. J'apprécie également la clarté de son écriture et ses qualités pédagogiques. En France, notre tradition élitiste et intellectualiste a une tendance ésotérique : elle confond souvent « abscons » et « profond », et croit qu'il faut être incompréhensible pour avoir l'air intelligent. Le jargon permet de maintenir des castes. C'est un vrai problème. Il faut renverser le mot de Boileau : si « ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement », ceux qui sont incapables d'énoncer clairement conçoivent mal. Dans le monde anglo-américain, la tradition pragmatique et analytique valorise au contraire la clarté. Conformément à son approche conséquentialiste, Singer veille à pouvoir être lu par le plus grand nombre. C'est précieux. Sur le plan personnel, en dépit de sa célébrité (il a fait la couverture de Time Magazine et est considéré comme le philosophe vivant le plus influent dans le monde), c'est quelqu'un de très modeste et accessible, une qualité dont manquent beaucoup de collègues qui sont pourtant loin d'avoir le centième de son talent et de sa renommée. Cette simplicité dans les relations humaines, si commune en Amérique du Nord, nous fait trop souvent défaut. ______

    (1)  Docteur en science politique et en philosophie, juriste, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer est chargé de mission « Affaires transversales et sécurité » au Centre d'Analyse, de Prévision et de Stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères. Il enseigne les relations internationales, l'éthique et le droit de la guerre à Sciences Po, l'École de Guerre et l'Université catholique de Louvain, après avoir été chercheur aux universités Yale et McGill, et enseignant au département de War Studies du King's College London. Il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages, dont Pas de paix sans justice ? (Presses de Sciences Po, 2011), La Guerre au nom de l'humanité (PUF, 2012, Prix du Maréchal Foch de l'Académie française) et Éthique des relations internationales (PUF, 2013). Il vient de publier, avec Franck Gouéry, Érythrée, un naufrage totalitaire (PUF, 2015).

     

    "Seuls les États-Unis, Israël et le Royaume-Uni ont des drones armés. La France a des Reaper qui, à condition d'être modifiés, sont armables. Ils sont actuellement déployés à Niamey (Niger), dans le cadre de l'opération Barkhane. Je fais partie de ceux qui considèrent qu'ils devraient être armés car il y a à la fois un intérêt opérationnel mais aussi humanitaire", estime Jean-Baptiste Jeangène Vilmer.


  • Commentaires

    1
    essai
    Samedi 27 Juin 2015 à 19:09
    coucou
    2
    VERTIGO 04
    Samedi 4 Juillet 2015 à 18:16

    C'est l'armée de demain.

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