• Opérations à risques pour exfiltrer les femmes yazidies enlevées par Daech

    Opérations à risques pour exfiltrer les femmes yazidies enlevées par Daech

    Le gouvernement régional s’active pour récupérer des femmes enlevées. Des opérations à 20 000 dollars.

    Il est 5 heures du matin quand le téléphone sonne chez Nouri Schengali à Erbil, capitale du Kurdistan irakien. Au bout du fil, un homme de la minorité Yézidie dont la fille, capturée par les djihadistes du groupe Etat islamique (Daech), vient de s’enfuir. Détenue à Raqqa, la capitale syrienne des djihadistes, l’adolescente de 14 ans a pris la fuite dans la nuit avec une autre Yézidie. Mais l’aube est proche, les jeunes filles ne savent pas où aller. Elles frappent à la porte d’une maison bédouine, demandent asile. La famille refuse (trop risqué), mais leur permet d’utiliser le téléphone pour appeler leurs parents à Dohuk, dans le nord du Kurdistan irakien.

    C’est là que tout s’enclenche. Au moment où, prévenues, les familles des adolescentes contactent Nouri Schengali, envoyé spécial du gouvernement kurde auprès des personnes ayant fui l’offensive djihadiste, en majorité des Yézidis.

    La minorité kurdophone Yézidie, estimée à environ 600 000 membres avant l’été 2014, pratique une religion monothéiste descendant du zoroastrisme et jugée hérétique par Daech. Plusieurs milliers de Yézidis ont été enlevés en août, lorsque les djihadistes ont lancé une offensive sur leurs villages situés entre Mossoul et la frontière syrienne. Des milliers de femmes (le nombre reste flou) ont notamment été capturées puis «vendues» et mariées de force à des djihadistes. Mais plusieurs centaines de Yézidis ont, depuis, réussi à fuir le califat. Certains par leurs propres moyens, d’autres suite à des négociations menées par des leaders tribaux ou des familles. Et beaucoup (plus de 900) grâce à de véritables opérations d’exfiltration organisées par les services de Nouri Schengali.

    Ce petit homme fluet à la moustache ardoise, médecin de formation, s’appuie sur un solide réseau de contacts à l’intérieur même des zones contrôlées par Daech. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le califat, proclamé le 29 juin 2014, n’est pas une zone totalement opaque et inaccessible. «J’ai de nombreux contacts à l’intérieur du califat, des gens que je connais personnellement depuis longtemps, avec qui j’ai une relation de confiance», explique Nouri Schengali, en remuant un thé largement additionné de sucre. Autant d’intermédiaires (les maillons d’une longue chaîne) qui, pour minimiser les risques, ne se connaissent pas entre eux.

    Logement à 8000 dollars

    «Il y a aussi des gens qui sont membres de Daech (ou censés l’être), mais qui ne sont pas convaincus d’être sur le droit chemin, et donc essaient d’aider les prisonniers à s’enfuir», ajoute-t-il.

    Une affaire de confiance et de réseau personnel donc, mais aussi de technologie. En Syrie, certaines prisonnières communiquent avec l’extérieur grâce à l’application mobile WhatsApp. En Irak, dans la région de Mossoul notamment, la communication est plus compliquée depuis que les réseaux des opérateurs kurdes ont été coupés. Il faut trouver des points situés en hauteur, ou le plus près possible du Kurdistan, pour capter du réseau et signaler sa présence (le premier pas pour organiser une exfiltration).

    C’est grâce au téléphone portable prêté par les Bédouins de Raqqa que Nouri Schengali a pu organiser la fuite des deux jeunes yazidies. «Quand les parents de ces adolescentes m’ont appelé, je leur ai demandé le numéro de téléphone de la famille de Raqqa et j’ai appelé le père de cette famille.»

    Après négociation, la famille accepte de garder les deux adolescentes en sécurité pendant quarante-huit heures pour la somme de 8000 dollars. Puis, il faut quitter le califat en évitant les checkpoints djihadistes. «Le transport est la partie la plus coûteuse et la plus risquée du voyage, souligne Nouri Schengali. Si Daech arrête la voiture, tout le monde y passe. Alors, il faut un chauffeur qui connaisse parfaitement les routes et la région.»

    Des trajets à hauts risques, payés à prix d’or. Moyennant 4000 dollars, deux voitures («Une par adolescente, comme ça si un véhicule est arrêté, l’autre a une chance de s’en sortir») conduisent les jeunes Yazidies de Raqqa à Deir ez-Zor, 140 km plus à l’est, où elles passent la nuit chez une famille, payée 2000 dollars. Le lendemain, deux autres voitures les emmènent à Hassetché, au nord, pour 4000 dollars à nouveau. Elles sont alors prises en charge par des Yézidis, puis emmenés jusqu’à Kamechliyé, à la frontière turque, où l’oncle d’une des adolescentes les attend.

    Au total, un trajet de 400 km. «Cela a pris environ une semaine et coûté 20 000 dollars», résume Nouri Schengali. Un processus long, risqué et coûteux.

    Officiellement, pas un centime n’est versé aux djihadistes. Mais une multitude d’acteurs et d’intermédiaires sont «arrosés» en chemin, des poignées de dollars pour acheter le silence, la complicité ou l’hospitalité d’une famille. D’autres encore pour s’assurer les services et la discrétion d’un chauffeur. De l’argent versé en cash et remis en mains propres par un intermédiaire. «Jusqu’ici, personne ne s’est amusé à voler l’argent», se félicite Nouri Schengali. Avant d’ajouter, mi-souriant, mi-menaçant: «Ils savent ce qui leur arriverait.»

    Au total, le gouvernement régional du Kurdistan aurait déboursé plus de 3,5 millions de dollars pour ces opérations. Une partie de cette somme proviendrait des fortunes personnelles des dirigeants kurdes, assure Nouri Schengali, qui regrette amèrement que «Bagdad» n’ait pas versé un centime «et ne le fera jamais».

    Une partie de cet argent sert également à financer les soins psychologiques, médicaux et autres, indispensables à tous ceux qui reviennent du califat. Car nul n’en sort indemne.

    Rituel de purification

    Dans les zones yazidies du Kurdistan, il n’est pas rare de rencontrer un(e) «rescapé(e)». A Lalish, lieu saint Yézidi situé près de Dohuk, c’est une jeune fille de 16 ans vêtue de jaune, le regard hanté. Elle a été violée par vingt djihadistes. Deux femmes la tiennent par le coude et la conduisent gentiment mais fermement jusqu’à une source sacrée pour l’y «purifier». Un rituel qui peut faciliter son acceptation dans sa communauté, où les femmes admettant avoir été violées peuvent craindre des représailles internes.

    «Certaines familles n’acceptent pas que leurs filles aient été violées ou aient dû se convertir, admet Hesmat Tahseen Beg, le fils du prince des Yézidis, assis en tailleur dans le temple de Lalish. Mais notre position officielle est la suivante: nous leur pardonnons et interdisons à quiconque de leur faire du mal. Régulièrement, des filles m’appellent depuis l’intérieur du califat, où elles sont prisonnières. Elles veulent savoir si elles ont le droit de revenir.»  


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