• Protection de la liberté d’expression de discours niant le génocide arménien en Suisse

    La grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Suisse pour avoir violé le droit à la liberté d’expression du requérant en le condamnant pénalement pour avoir tenu des discours publics niant le génocide arménien.

    Lors de trois évènements publics organisés en Suisse en 2005, M. Dogu Perinçek, résidant turc, a tenu des propos niant l’existence du génocide arménien, considéré par lui comme un « mensonge international ». Le tribunal de police du canton de Lausanne a condamné M. Perinçek pour discrimination raciale à 90 jours amendes à 100 francs suisses le jour assortie d’un sursis de deux ans, une amende de 3 000 francs suisses, et une indemnité pour tort moral de 1 000 francs suisses en faveur de l’Association Suisse-Arménie. La Cour de cassation pénale du tribunal cantonal vaudois a rejeté le recours de M. Perinçek contre la décision du tribunal de police et le tribunal fédéral a également débouté M. Perinçek de sa demande d’être libéré de toute condamnation civile ou pénale. M. Perinçek a ensuite contesté ces décisions nationales devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui a constaté la violation de son droit à la liberté d’expression dans son arrêt de chambre prononcé le 17 décembre 2013 (CEDH, 17 déc. 2013, n° 27510/08, Perinçek c/ Suisse, AJDA 2014. 147, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2014. 144, obs. G. Poissonnier ; RSC 2014. 125, obs. J. Francillon ; ibid. 179, obs. J.-P. Marguénaud ). La Suisse a donc saisi la grande chambre en vue de l’annulation de cette première décision.

    S’il est évident que la condamnation de M. Perinçek constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, c’est bien la justification de cette ingérence qui est juridiquement controversée. La CEDH exclut d’emblée l’application de l’article 16 de la Convention européenne des droits de l’homme, estimant que la liberté d’expression telle que garantie par la Convention l’est sans considération de frontière et que l’article 16 ne doit se limiter qu’aux activités se rapportant directement au processus politique. La Cour se penche ensuite sur les conditions de justifications de l’article 10, § 2, à savoir le fait que l’ingérence soit prévue par la loi, qu’elle poursuive un but légitime et qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique.

    Quant à la légalité de l’ingérence, le contrôle de la Cour ne concerne pas le fait que la disposition en cause existe dans le code pénal suisse (art. 261 bis, al. 4) et était accessible. Le point litigieux concerne la prévisibilité de cet article. La CEDH estime, sur ce point, que le requérant pouvait raisonnablement prévoir que ses propos risquaient d’engager sa responsabilité pénale. Il ne peut, en effet, pas être reproché aux tribunaux suisses une jurisprudence pauvre en cette matière et le raisonnement des juges pouvait, par ailleurs, être prévisible compte tenu de la reconnaissance par le Conseil national suisse du caractère de génocide des évènements de 1915. La CEDH vérifie ensuite les buts légitimes invoqués par le gouvernement suisse, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui. Si la Cour n’est pas convaincue par le motif de défense de l’ordre – le gouvernement ne faisant nullement état des risques d’affrontements en Suisse à l’époque des propos –, elle valide toutefois la protection des droits d’autrui, en ce que l’ingérence visait à la protection de la dignité des arméniens contemporains aux événements et à leurs descendants.

    Enfin, la CEDH place le nœud du problème juridique sur la condition de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique. Pour ne pas justifier l’ingérence et constater la violation de l’article 10, elle estime que ni les propos en eux-même ni les propos au regard du contexte ne peuvent être considérés comme une forme d’incitation à la haine, à la violence ou à l’intolérance : le requérant s’exprimant en Suisse au sujet d’évènements survenus sur le territoire de l’Empire ottoman quelque quatre-vingt-dix ans auparavant. La CEDH n’applique donc pas la présomption dégagée pour l’Holocauste (CEDH 20 avr. 1999, Witzsch c. Allemagne, n° 41448/98 ; 1er févr. 2000, Schimaneck c. Autriche, n° 32307/96 ; 24 juin 2003, Garaudy c. France, n° 65831/01, D. 2004. 239 , note D. Roets ; ibid. 987, obs. J.-F. Renucci ; 13 déc. 2005, Witzsch c. Allemagne, n° 7485/03 ; 7 juin 2011, Gollnisch c. France, n° 48135/08) et distingue, par ailleurs, le discours selon le contexte dans lequel il est prononcé. La protection renforcée de l’article 10 est appliquée, compte tenu de la question d’intérêt public des propos, et la marge d’appréciation quant à l’ingérence de la Suisse était donc limitée.

    La CEDH fait preuve d’une large contextualisation pour justifier la différence entre sa présente décision et d’autres décisions concernant l’Holocauste et des États « directement » concernés par ce génocide. La Cour s’évertue, à plusieurs reprises, à énoncer qu’il n’existe pas de lien direct entre la Suisse et les évènements survenus en 1915 dans l’Empire ottoman et que la polémique déclenchée par le requérant était extérieure à la vie politique suisse. De même, pour la Cour, la proportionnalité dans l’exigence de nécessité dans une société démocratique n’est pas remplie dès lors que l’on ne peut pas affirmer que l’hostilité à l’encontre de la minorité arménienne en Turquie ne résulte pas des propos du requérant et que la condamnation suisse n’apporte ni protection ni sécurité à cette minorité.

    De vives critiques ont été apportées à ce raisonnement de la Cour, en premier lieu par les juges dissidents dans cette affaire. Les opinions dissidentes fournies à la suite de l’arrêt montrent la fragilité de l’argumentation de la Cour qui minimise un discours de discrédit de « l’évidence » et de justification des agissements de l’empire ottoman. En outre, la distinction opérée par la Cour selon le contexte historique et géographique revient à relativiser sérieusement la portée erga omnes des droits de l’Homme et une telle approche conduirait à conclure à ce que la liberté d’expression serait reconnue sans presqu’aucune limite à des discours négationnistes des génocides commis dans d’autres continents tels qu’au Rwanda, ou au Cambodge. Des législations nationales, proportionnées, prévisibles et reposant sur le débat démocratique, exprimant une solidarité avec des victimes de génocides ou de crimes de masse, doivent être possibles partout, même lorsqu’il n’y a aucun lien direct avec les évènements ou les victimes.  


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