• Immunité de juridiction d’un État étranger: l'affaire du Joola

    Le naufrage du Joola ou l'illustration d'une limitation du droit d'accès à un tribunal conforme aux exigences de la CESDH.

    L’octroi de l’immunité souveraine à un État dans une procédure civile poursuit le but légitime d’assurer le respect du droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États en garantissant le respect de la souveraineté des autres États ; ne s’écartent pas des normes internationales alors admises les juridictions internes qui, pour accorder une telle immunité à des dirigeants sénégalais, constatent que les violations litigieuses étaient imputées à des personnes impliquées à un niveau élevé de l’État et résultaient d’un exercice de la souveraineté du Sénégal, et que les infractions reprochées ne relevaient pas des exceptions au principe de l’immunité des représentants de l’État dans l’expression de sa souveraineté.

    Rappel des faits et de la procédure. Le 26 septembre 2002, au large des côtes de la République de Gambie, le navire le Joola faisait naufrage dans les eaux internationales. 1 863 des 1 928 passagers et hommes d’équipage embarqués ont trouvé la mort ou ont été portés disparus, parmi lesquels plusieurs ressortissants français. Une plainte a été déposée en France par l’unique survivant français ainsi que plusieurs ayants droit des victimes françaises décédées ou disparues. Après avoir procédé à une analyse juridique du navire, lequel était hybride, car marqué par le caractère mixte de son exploitation entre militaire et commerciale, le juge d’instruction a prononcé un non-lieu en raison de l’immunité de juridiction dont bénéficiaient les personnes mises en cause.

    Par un arrêt du 14 juin 2016, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a confirmé l’ordonnance du juge d’instruction. Elle relevait, d’une part, que l’équipage du navire qui avait coulé en haute mer était commandé et encadré par des officiers de la marine nationale sénégalaise, et géré par le ministère des forces, d’autre part, que les personnes contre lesquelles il existait des charges suffisantes agissaient au moment des faits dans l’exercice de l’autorité étatique et, enfin, qu’en l’état du droit international, les infractions visées n’étaient pas de nature à priver d’effet l’immunité de juridiction.

    Les parties civiles ont formé un pourvoi en cassation qui fut rejeté par la Chambre criminelle (Cass. crim., 16 octobre 2018, n° 16-84.436, FS-P+B N° Lexbase : A9883YG7).

    Requête. L’Association des familles des victimes du Joola, avait alors introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) soutenant que l’octroi de l’immunité aux responsables du naufrage constituait une restriction disproportionnée de son droit d’accès à un tribunal. Elle affirmait que les violations aux règlements internationaux de navigation et de sécurité étaient des actes qui ne participaient pas à l’exercice de la souveraineté de l’État sénégalais et ne pouvaient donc bénéficier de l’immunité retenue.

    Décision. La CEDH déclare la requête irrecevable.

    Après avoir rappelé le droit de chacun à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil, la Cour souligne que le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu. Il souffre en effet de limitations implicitement admises induites par la règlementation des États qui jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient précisément à la Cour de contrôler que ces limitations tendent à un but légitime et qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

    En l’espèce, la Cour reconnait que l’association a subi une limitation de son droit d’accès à un tribunal en ce qu’elle n’a pu bénéficier d’un procès ou il serait débattu de la responsabilité pénale des dirigeants sénégalais de l’époque du naufrage.

    La CEDH note que le but légitime poursuivi était d’observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États en garantissant le respect de la souveraineté des autres États. La Cour constate qu’aucune raison ne conduit en l’espèce à mettre en cause la légitimité de ce but.

    S’agissant de la proportionnalité de la restriction litigieuse, la Cour constate que les juridictions internes ont accordé l’immunité litigieuse en se conformant aux normes internationales actuellement admises. Par ailleurs, elles n’ont pas opposé de refus d’informer en raison de l’immunité des personnes concernées. Des investigations particulièrement minutieuses et exhaustives ont au contraire été menées sur les faits et ont conduit les autorités à retenir que ceux-ci présentaient le caractère matériel de l’infraction d’homicide involontaire et qu’il y avait lieu de réparer les préjudices en résultant.

    Enfin, la CEDH souligne que les juridictions internes avaient elles-mêmes constaté que, si les parties civiles étaient effectivement empêchées par l’immunité de juridiction de demander publiquement la réparation de leurs préjudices, elles disposaient de voies de recours civiles à cette fin. En conséquence, la Cour affirme que la requérante et les autres parties civiles ne se sont pas trouvées dans une situation d’absence de tout recours.

    La CEDH conclut donc qu’elle ne relève rien d’arbitraire ni de déraisonnable dans l’interprétation donnée par les juridictions internes aux principes de droits applicables ni dans la manière dont elles les ont appliqués au cas d’espèce.

    CEDH, 24 février 2022, Req. 21119/19, Association des familles des victimes de Joola c. France


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