L’arrêt rendu le 22 septembre 2022 par la chambre de la Cour suprême des CETC confirme le jugement du 16 novembre 2018 de la chambre de première instance des CETC déclarant Khieu Samphan coupable d’actes de génocide. Âgé de 91 ans, l’ancien président du Kampuchéa démocratique, régime totalitaire d’inspiration maoïste, est le dernier des accusés encore en vie. Le jugement du 16 novembre 2018 avait également déclaré coupable d’actes de génocide Nuon Chea et l’avait condamné, avec Khieu Samphan, à la réclusion criminelle à perpétuité. Cependant, Nuon Chea, l’ancien numéro 2 et idéologue du régime khmer rouge, est décédé en 2019 et l’action publique était donc éteinte à son égard.
Il s’agit de la dernière décision judiciaire rendue par la juridiction pénale hybride chargée de juger les atrocités commises par les responsables du régime khmer rouge. Le tribunal spécial, avec ses centaines de collaborateurs cambodgiens et étrangers (employés, greffiers, magistrats, traducteurs, avocats), va fermer d’ici deux ans, lorsqu’il aura achevé sa mission d’archivage de ses travaux.
Quel bilan de son activité peut-il être établi ?
Les espoirs nés de la création de ces chambres étaient immenses, à l’image des crimes commis pendant le règne sanglant des Khmers rouges. Une période dramatique, au cours de laquelle 1,7 million de Cambodgiens ont perdu la vie, soit plus de 20 % de la population du pays.
Or, entre la mise en place effective des CETC en 2007 et 2022, seuls trois jugements ont été rendus définitivement, contre trois personnes (dans le cadre des affaires 001 et 002), toutes condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité :
• jugement du 26 juillet 2010 déclarant Kaing Guek Eav, alias « Douch » (ancien chef de la prison S21 de Phnom Penh, où des milliers de personnes ont été torturées et exécutées) coupable de crimes contre l’humanité, confirmé par un arrêt de la chambre de la Cour suprême des CETC du 3 février 2012 ;
• jugement du 7 août 2014 déclarant Nuon Chea et Khieu Samphan coupables de crimes contre l’humanité, confirmé par un arrêt de la chambre de la Cour suprême des CETC du 23 novembre 2016
• jugement du 16 novembre 2018 déclarant Nuon Chea et Khieu Samphan d’actes de génocide, confirmé par un arrêt de la chambre de la Cour suprême des CETC du 22 septembre 2022.
Quatre procédures concernant quatre responsables militaires ou régionaux du Kampuchéa démocratique (dans le cadre des affaires 003 et 004) sont restées dans les limbes et ne donneront lieu à aucun procès, faute d’accord entre les magistrats cambodgiens et les magistrats internationaux :
• jugement de la chambre préliminaire des CETC du 29 juin 2018 prononçant un non-lieu au bénéfice d’Im Chaem (en l’absence de compétence personnelle) ;
• arrêt de la chambre de la Cour suprême des CETC du 10 août 2020;
• arrêt de la chambre de la Cour suprême des CETC du 17 décembre 2021 mettant un terme à la procédure contre Meas Muth
• arrêt de la chambre de la Cour suprême des CETC du 28 décembre 2021, mettant un terme à la procédure contre Tith Yim en infirmant le jugement de la chambre préliminaire du 17 décembre 2021.
Rappelons que Ieng Sary, l’ancien chef de la diplomatie du régime khmer rouge, s’est éteint pendant son procès, en 2013 ; son épouse, Ieng Thirith, ex-ministre des Affaires sociales, atteinte de démence sénile, a été déclarée inapte à être jugée et a été libérée en 2012.
Pol Pot, le « frère numéro un » à la tête du régime khmer rouge, est mort en 1998, tandis que son successeur et ancien chef d’état-major Ta Mok est décédé en 2006. D’autres responsables de haut niveau comme Son Sen, Yan Yat, Kae Pok et Thioun Thieun ont également disparu entre temps.
Au total, Douch (décédé en 2020), Nuon Chea et Khieu Samphan sont donc les seuls responsables du Kampuchéa démocratique à avoir été jugés par les CETC.
On pourrait donc considérer qu’à peine la moitié du travail judiciaire attendu a été accompli.
Au regard du temps écoulé (environ quinze ans), du personnel engagé (plusieurs centaines de personnes) et des sommes dépensées (340 millions d’euros), le bilan judiciaire n’est pas aussi satisfaisant qu'il pourrait l'être.
Toutefois, ce bilan ne peut être établi sans tenir compte des incessantes difficultés qui se sont présentées. Car, la naissance, le fonctionnement et la fin des CETC ont été marqués par vingt ans de luttes internes, entre d’un côté, les Nations unies et les États contributeurs (dont la France) et leurs représentants internationaux, et d’un autre, le Cambodge et ses représentants nationaux. Si cette ligne de fracture était prévisible, elle s’est retrouvée et de manière assez marquée à tous les stades de la vie de la juridiction pénale hybride. Les tensions et les interférences politiques ont été constantes, que ce soit lors de la négociation sur le principe d’un tribunal (loi du 10 août 2001 et résolution 57/228 A de l’Assemblée générale des Nations unies) ou de ses textes fondateurs (accord ONU/Cambodge du 6 juin 2003 et loi nationale du 27 oct. 2004), des étapes de la mise en place du tribunal (notamment sur le recrutement et l’adoption du règlement intérieur), des négociations sur son financement (la part du Cambodge dans le budget des CETC est nettement surévaluée), de la définition de la politique pénale du procureur, de la conduite des investigations menées par les juges d’instruction, des délibérés des juges (dans les chambres, à titre préliminaire, en première instance ou en appel), de la gestion des divergences de jurisprudence et de la communication, etc.
De nombreux accommodements ont dû être trouvés, souvent au prix d’anomalies juridiques et au détriment de la justice, de la vérité et de l’efficacité, le dernier en date étant le remplacement de la juge Clark par le juge Rapoza dans la composition de la chambre de la Cour suprême une dizaine de jours avant la décision rendue le 22 septembre 2022 (qui n’a pas été retardée). Mais l’exemple le plus marquant de ces accommodements est sans doute celui tenant à la politique de poursuites. D’après la loi de 2004, le tribunal ne peut juger que deux catégories de suspects pour les crimes présumés avoir été commis entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 1979, à savoir « les hauts dirigeants du Kampuchéa démocratique » et « les principaux responsables de violations graves du droit national et international ». Les magistrats cambodgiens, qui disposaient d’une majorité au sein des CETC, ont fait bloc pour empêcher l’ouverture d’enquête contre des cadres de niveau supérieur ou moyen du régime khmer rouge. Ils se sont également mobilisés pour interrompre le processus de poursuites et de jugement contre les accusés qui avaient déjà été identifiés.
Au point que des voix se sont élevées pour appeler l’ONU à se retirer du tribunal. En fin de compte, les autorités nationales et leurs représentants ont fréquemment eu le dernier mot et globalement, le gouvernement cambodgien ne masque pas sa satisfaction, estimant ce qui a été accompli est largement suffisant.
Satisfaction d’autant plus affichée que l’activité des CETC n’a pas produit l’effet de ruissellement escompté par certains sur le système judiciaire cambodgien. D’une part, les autorités judiciaires cambodgiennes ne donnent pas l’impression de vouloir prendre la relève et s’attacher à poursuivre, sur la base du droit national, les cadres de niveau intermédiaire du régime khmer rouge (ce qu’elles pourraient théoriquement faire). Ce manque de volonté s’explique en partie par le fait que nombre des subordonnés de Pol Pot se sont ralliés les uns après les autres au régime actuellement en place. Et, d’autre part, les pratiques judiciaires du quotidien (trop souvent marquées par la corruption et l’inefficacité) n’ont guère changé depuis vingt ans et la lutte contre l’impunité – dont les autorités politiques cambodgiennes ne parlent jamais – n’a pas progressé. La culture démocratique ne s’est pas non plus enracinée dans le système judiciaire national, comme le prouvent les nombreuses condamnations à des peines d’emprisonnement ferme prononcées contre des opposants politiques et des membres de la société civile. Un statu quo qui convient bien au Premier ministre actuel, Hun Sen, en poste depuis 1998.
Enfin, le bilan de l’action des CETC doit intégrer d’incontestables aspects positifs, conséquences directes de certaines décisions judiciaires.
Les CETC ont, en premier lieu, eu le mérite de montrer la pérennité du modèle hybride francophone, qui a fait fi d’une hostilité certaine des Anglo-saxons, en l'espèce les États-Unis et l'Australie. Le magistrat Olivier Beauvallet a récemment montré que ce modèle reste vivant, fait émerger des standards (de fond comme de procédure) et propose des solutions concrètes qui font avancer tant le droit que le fonctionnement juridictionnel. Quatre aspects de « droit continental » ont très certainement permis des avancées dans le processus judiciaire : le recours au juge d’instruction (qui évite de donner trop d’importance au ministère public, dont l’enquête est alors invariablement contestée et mise en cause par la défense lors de trop longues audiences), le contrôle exercé par la chambre préliminaire, la représentation des victimes disposant d’un pouvoir d’action et la possibilité pour les CETC d’accorder des réparations aux victimes.
Les CETC ont, en second lieu, eu le mérite de produire un travail d’une grande valeur pour les Cambodgiens, les victimes et les juristes. En ce qui concerne les Cambodgiens, ceux-ci ont pu recevoir des informations fiables et précises sur une période de leur histoire qui restait tantôt floue, tantôt tabou. À l’occasion d’actions de communication dans les écoles, les universités, les temples et les villages, de la tenue des procès ouverts au public et de la retransmission de leurs débats, les Cambodgiens ont pu comprendre les ressorts d’un régime génocidaire qui a décimé leur population et détruit leur pays. Le procès de Douch, l’ex-patron de la prison S21, a été à ce titre l’occasion d’une véritable prise de conscience. À l’inverse de Khieu Samphan et de Nuon Chea qui se sont murés dans une dénégation de leur rôle dans le processus de commission des crimes internationaux, Douch a accepté de coopérer et de décrire le fonctionnement du terrible centre de détention qu’il dirigeait. Son procès a remis la période khmère rouge au cœur du débat public. S’agissant des victimes, l’action des CETC est inestimable, dès lors qu’elles ont pu s’exprimer tout au long du processus judiciaire, qu’elles ont été reconnues comme telles et qu’une partie de leurs bourreaux a été condamnée. Les condamnations prononcées marquent, pour elles, la fin d’une impunité qui durait depuis 1979. Pour les juristes, les trois décisions rendues par la chambre de jugement des CETC en 2010, 2014 et 2018 constituent une source incomparable de données, de recherches et de raisonnements juridiques – y compris en matière de crimes de guerre – qui consolident l’œuvre de la justice pénale internationale. Nul doute que nombre de ces éléments serviront de référence dans les futurs procès devant les autres juridictions pénales internationales ou hybrides. On retiendra, parmi bien d’autres, le rejet de la notion d’autogénocide mais la caractérisation de ce crime commis contre deux groupes ethniques décimés, les Chams musulmans et les Vietnamiens du Cambodge. Des réserves seront en revanche formulées sur certaines décisions rendues par la chambre préliminaire et la chambre de la Cour suprême qui se sont éloignées du niveau et des standards des décisions rendues traditionnellement par une juridiction pénale internationalisée.