• L’épopée des Bangladais pris dans la guerre en Libye

    L’épopée des Bangladais pris dans la guerre en Libye

    Au début de l’année 2011, la Libye s’enflamme. Des centaines de milliers de travailleurs immigrés se retrouvent pris au piège. Parmi eux, des Bangladais, aujourd’hui de retour à Dacca. Ils racontent leur aventure.

    Dulu arrête un instant son récit. Juste un instant, en évitant le regard de son interlocuteur. La pièce de Caritas est dans la pénombre. La chaleur est toujours moite. Autour, des rizières et des pièces d’eau. Dans l’air, le tintement de centaines de sonnettes de bicyclettes. Dulu laisse passer son émotion, en effleurant son sourcil avec la main, pour prévenir une éventuelle larme. Elle ne viendra pas.

    Dulu peut continuer le récit de sa fuite en Libye, depuis Misrata, en guerre, vers la frontière tunisienne. Ce jeune Bangladais, à la fine moustache et en polo rouge, était arrivé un an avant la révolution de 2011 dans le pays du Colonel Kadhafi. La guerre l’en a chassé.

    Tout comme Mitun, Dulal, Jahangin ou Nour, revenus à Dacca et prêts à repartir quand les dettes de leurs emprunts pour payer les brokers (les intermédiaires) qui leur ont organisé ces emplois au loin seront remboursées. Tous racontent leur périple avec précision, en bengali, sans hésitation ni ressentiment. En professionnels.

    Dulu aimait son travail

    Dulu a payé 2 500 € pour son voyage ­aller Dacca-Tripoli et deux coups de fil, l’un depuis l’aéroport de Dacca entre le broker et le policier à la frontière, l’autre depuis l’aéroport de Tripoli entre un policier libyen et le nouvel employeur de Dulu, un entrepreneur de travaux publics chinois.

    « J’ai d’abord passé sept jours dans une maison où nous étions une cinquantaine d’étrangers. Et puis, on m’a informé qu’il y avait un emploi pour moi pas loin de Misrata. Quelqu’un m’a conduit jusque-là. »

    Il aimait son travail, à poser des pipelines, malgré le froid de l’hiver et de la nuit, la sécheresse de l’air et le vent brûlant. Jusqu’à ce que le contremaître bangladais arrête le chantier en février 2011 devant les progrès de la guerre.

    « Nous étions 150 employés étrangers dans notre campement. Au bout de sept jours, nous n’avions plus de nourriture. Nous avons fait pression sur le contremaître. Il a loué un camion avec l’argent qu’il nous devait depuis deux mois et nous sommes tous partis, la nuit, dans la remorque pour la frontière tunisienne. Treize heures de route. »

    Mitun a été trompé

    Mitun était coincé dans la même souricière. Il a pris la même direction, sur les conseils de l’ambassade du Bangladesh à Tripoli. « Ils m’ont dit : allez en Tunisie et vous trouverez de l’autre côté de la frontière les humanitaires. Les Vietnamiens avaient plus de chance. Visiblement, leur gouvernement organisait leur retour par avion depuis Tripoli », raconte ce trentenaire, père d’une petite fille.

    Il était arrivé deux ans avant en Libye, avec un visa pour travailler dans les travaux publics. « Je me suis retrouvé à faire le ménage dans un hôpital. Je n’avais rien à dire, car mon employeur avait mon passeport. » Aux premiers coups de feu, son employeur a détalé et Mitun a trouvé un bus pour la frontière : « Il avait multiplié les prix par dix, mais je n’avais pas le choix ».

    Dula « continue à aimer la Libye »

    Dulal a eu plus de chance. « Je continue à aimer la Libye. Le président Kadhafi reste très populaire au Bangladesh, car il proposait beaucoup d’emplois. Pourtant, mon premier choix était l’Arabie saoudite. J’ai passé un entretien, mais je n’ai pas été pris. Ils avaient arrêté de prendre des Bangladais, paraît-il. »

    Ce sera donc le royaume du Colonel Kadhafi, puis la guerre. Son entrepreneur turc, qui employait des Vietnamiens et des Bangladais, a organisé leur départ. Les Vietnamiens ont pris la direction de l’aéroport de Tripoli. Le Turc a réussi à trouver des voitures pour faire passer Dulal et les autres Bangladais vers la Tunisie.

    « J’aurais pu rester en Libye. Certains l’ont fait, mais le problème est que les transactions bancaires se sont arrêtées avec la guerre. Il n’est plus devenu possible d’envoyer de l’argent au pays. »

    Jahangin garde un bon souvenir du désert libyen

    Jahangin est un autre de ces travailleurs bangladais revenus de Libye. Il y travaillait dans le secteur pétrolier. « La société ne nous a pas payés les cinq derniers mois, mais elle nous a trouvé une voiture pour nous amener à la frontière. »

    Il estime avoir pris la bonne décision en partant. « J’ai une femme et deux enfants. Ma femme pleurait au téléphone et voulait que je rentre. » Lui aussi garde un bon souvenir du désert libyen.

    « La police libyenne nous respectait. Ils savent que nous ne sommes pas paresseux et que nous travaillons sincèrement. Mon boss était un Coréen qui a pris soin de moi à plusieurs reprises. Il m’a même emmené dans sa voiture certains jours de congé. Il a fui le pays pendant la guerre. »

    Nour, lui, a « fermé sa bouche et subi »

    Nour, aussi, a dû se sauver de la terre qu’il avait mis tant de temps à conquérir. Ce père de trois enfants porte une longue barbe et une superbe chemise fleurie. « Treize mois se sont passés entre le premier versement à mon broker à Dacca et la réception de la photocopie de mon visa pour aller en Libye. Il a fallu que je le relance plusieurs fois, que je le menace. »

    On avait promis à Nour de travailler sur un chantier. Quatre années plus tard, il se souvient très bien du nombre de toilettes du camp de travailleurs qu’il avait à laver chaque jour : « 22 toilettes ! »

    Il a continué à lutter. « Au début, on ne m’a pas payé, mais seulement nourri. Je l’ai dit à mes parents au Bangladesh qui ont été se plaindre au broker. Le contremaître m’a convoqué : ‘‘Tu t’es plaint ? Eh bien maintenant, tu dépendras directement de moi. Si tu dis quoique ce soit, tu entendras parler de moi.’’ Pendant deux ans, j’ai fermé ma bouche et j’ai subi. »

    Parqués dans des camps de tentes en Tunisie

    Retour à la guerre libyenne. Arrivés de l’autre côté de la frontière, en Tunisie, généralement sans argent ni passeport, ces jeunes Bangladais sont parqués dans des camps de tentes. « Les deux ou trois premiers jours, nous avons eu à manger. Les gens ne faisaient pas la queue. On nous lançait la nourriture. Ensuite, il y a eu une pénurie de ravitaillement », explique Jahangin.

    De son arrivée en Tunisie, Nour se souvient surtout d’un humanitaire d’une ONG italienne qui lui a permis d’appeler sa famille au Bangladesh moyennant l’équivalent d’un euro.

    Le rapatriement des Bangladais s’est fait, peu à peu, vers l’aéroport de Tunis. Les organisations internationales ont assuré le transport des travailleurs vers leurs patries d’origine. Pas un de ces jeunes Bangladais ne s’est posé la question de continuer le périple vers l’Europe. Il fallait rentrer pour sa famille et rembourser les prêts contractés pour l’investissement de cette aventure.

    Des aides à la réinstallation

    Arrivés au Bangladesh, ces travailleurs ont chacun perçu du gouvernement une aide à la réinstallation de 50 000 takas, soit 625 €. Pour ceux rencontrés, ils ont également reçu un appui de 15 000 takas soit 190 € de Caritas Bangladesh.

    Quatre années plus tard, Dulu, Nour, Jahangin, Mitun et Dulal ont à peu près les mêmes problèmes à résoudre : rembourser leurs prêts, avant, pour certains, de repartir à l’étranger. Mitun, par exemple, avait vendu le champ de ses parents pour contribuer à payer son broker. « Aujourd’hui j’ai tout perdu. Si j’ai une opportunité, je repars. »

    Nour fait ses comptes. Avec l’argent de Caritas, il a acheté une machine à coudre et il fait des chemises pour les enfants. Il lui reste à rembourser l’équivalent de 2 000 € à sa famille qui lui avait financé le broker. Son problème ensuite sera de faire face à l’érosion de la rivière qui grignote son lopin de terre.


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