• la Cour de Strasbourg

    la Cour de Strasbourg

    Le bruit métallique des tampons apposés aux courriers rythme le travail du centre postal de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Ce mercredi, l’institution basée à Strasbourg a reçu 600 lettres. «Une petite journée», précise une responsable en empoignant une missive écrite en roumain. Ces courriers proviennent de citoyens des 47 pays membres du Conseil de l’Europe. S’y ajoutent des fax, en particulier ceux demandant des mesures provisoires et urgentes – la plupart du temps, la suspension d’une procédure de renvoi d’un migrant. Aujourd’hui, cette institution est dans la tourmente. En Suisse, elle est menacée par l’initiative UDC voulant donner la primauté au droit national. Et à l’étranger, les crises sécuritaires la mettent sous pression.

    Demandes en hausse

    Au niveau international, cette cour est la seule à laquelle tout individu peut s’adresser. Et ils sont nombreux à utiliser ce filet de sécurité visant à garantir les libertés fondamentales. En 2016, 53 500 requêtes sont parvenues à Strasbourg. «L’augmentation est massive, souligne Rémy Allmendinger, greffier. Nous sommes passés de 10'500 requêtes en 2000 à 65'800 en 2013.»

    Des réformes ont été entamées pour rendre l’organisation plus efficace – un processus dans lequel la Suisse a été très active. Mais en 2016, le nombre de requêtes est reparti à la hausse en raison de la situation en Ukraine et en Turquie. Cette dernière augmentation est qualifiée de «dramatique», par la juge suisse à la Cour, Helen Keller. Notre pays, lui, ne représente que 0,28% des affaires pendantes. «Mais il contribue davantage à la jurisprudence car il apporte des questions nouvelles», ajoute Rémy Allmendinger.

    Le travail des juges

    Quelle est l’influence de cette institution? Le 14 juin, la Grande Chambre s’est par exemple penchée sur un cas concernant la Suisse. Il s’agit d’un homme originaire de Tunisie, naturalisé suisse et domicilié à Versoix, qui a été torturé dans son pays d’origine. Ne pouvant y retourner, il a tenté d’obtenir réparation chez nous. Sans succès: les juges helvétiques ont considéré qu’ils n’étaient pas compétents. Le plaignant reproche à la Confédération de ne pas lui garantir un accès à un tribunal.

    L’arrêt, qui ne sera pas rendu avant plusieurs mois, sera important. Il faut dire que le jugement ne concernera pas uniquement la Suisse. «Si les magistrats donnent raison au plaignant, des victimes de la torture pourront demander une telle réparation dans un autre pays que le leur», résume Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre.

    L’influence sur la Suisse

    La Convention européenne des droits de l’homme a beaucoup influencé le droit suisse. Pour la ratifier, en 1974, il a déjà fallu accorder le droit de vote aux femmes. Par la suite, un catalogue de droits fondamentaux a été dressé dans la révision de la Constitution fédérale de 1999. Il est largement inspiré par la CEDH et sa jurisprudence. Cette juridiction a aussi un effet préventif: les magistrats helvétiques en tiennent compte dans leurs jugements et la Confédération dans l’élaboration des lois.

    Le droit des étrangers

    Dans notre pays, les décisions liées au droit des étrangers sont celles qui font le plus parler d’elles. L’affaire Tarakhel, notamment, a suscité l’ire de l’UDC. En novembre 2014, la Grande Chambre de la CEDH a condamné la Suisse, qui avait décidé d’expulser une famille afghane avec ses enfants vers l’Italie, en vertu du règlement Dublin. La Cour lui reprochait de ne pas avoir obtenu de Rome la garantie d’une prise en charge adaptée des mineurs. Les partisans de la CEDH insistent sur le fait que les cas concernant les migrants ne représentent qu’une minorité des jugements concernant la Suisse. La majorité des condamnations portent sur le droit à un procès équitable.

    Trop de pouvoirs?

    En Suisse, la principale menace vient de l’initiative UDC contre les juges étrangers. Mais dans ce système, la Suisse n’est qu’une petite pièce et la Cour n’est pas seulement remise en question dans notre pays. Les Etats parties lui reprochent son interprétation dynamique de la Convention, qui a permis de se pencher sur des questions nouvelles, comme l’assistance au suicide, la procréation médicalement assistée ou encore le changement de sexe.

    En 2015, le Parlement russe a adopté une loi autorisant à ne pas appliquer certaines de ses décisions. Le même type de menace a été brandi en Grande-Bretagne. L’an dernier, Theresa May estimait même que son pays devrait abandonner la CEDH. Un tel départ, s’inquiète Helen Keller, pourrait avoir «un effet domino».

    La Suisse vue de Strasbourg

    Dans cet ensemble, la Suisse est perçue comme un bon élève. Les droits humains y sont comparativement bien protégés et c’est peut-être aussi pour cela que les Suisses ne perçoivent pas l’intérêt d’une garantie internationale, estime la juge Keller. A Strasbourg, l’initiative UDC a surpris. Une chose est sûre, un vote helvétique contre la CEDH serait un bien mauvais signal pour l’institution. «L’avenir de la Convention est lié à la solidarité et au soutien de pays comme le nôtre», plaide Helen Keller. Avec 31 professeurs de droit de l’Université de Zurich, elle a signé l’an dernier un article contre l’initiative UDC, et a déjà exprimé des doutes sur sa validité.

    Développements autoritaires

    Aujourd’hui, le soutien de la Suisse à la Cour de Strasbourg est d’autant plus important que les développements autoritaires constatés dans plusieurs pays «mettent à mal la protection des droits humains», souligne Helen Keller. Plusieurs Etats ont pris des mesures d’exception pour lutter contre le terrorisme, la Russie a annexé la Crimée… Et Ankara songe à rétablir la peine de mort, interdite par la Convention. «Il y a dix ans, une telle décision n’aurait pas été envisageable: c’était la ligne rouge, poursuit la magistrate. Aujourd’hui, ce n’est plus aussi clair.»

    La Turquie serait-elle exclue du système si elle concrétisait ses menaces? Cette décision serait politique, et non juridique. Mais le départ d’un Etat aurait une autre conséquence: celle d’empêcher les populations de saisir Strasbourg. «Une mère tchétchène qui n’a pas vu son fils pendant seize ans parce qu’il a été enlevé et qui reçoit une indemnité a un sentiment de justice», souligne la juge.

    Non-respect des décisions

    A l’heure du bilan, la professeure Keller est pessimiste. Elle tance encore les membres qui font l’objet du plus grand nombre de plaintes: «La moitié des cas provenant de ces pays sont répétitifs. Si ceux-ci respectaient nos décisions, nous aurions beaucoup moins de travail. Le problème est que cela nous laisse moins de temps pour nous pencher sur les questions nouvelles.»


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