• La poursuite des criminels de guerre

    La poursuite des criminels de guerre

    Le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, à La Haye, a achevé ses travaux jeudi. Mais en Bosnie, la poursuite des criminels de guerre continue, suivie de près par Bakira Hasecic, engagée dans l’aide aux femmes ayant subi des sévices sexuels.

    Trois femmes grillent une cigarette dans le froid de cette matinée de décembre. Un couple passe devant elles, s’engouffrant d’un pas ferme dans le petit bâtiment qui abrite le tribunal d’Etat de Bosnie-Herzégovine, à Sarajevo. Chacun regarde devant soi, le visage tendu. L’une de ces femmes, Bakira Hasecic, est la frêle porte-voix de ces milliers de Bosniennes, entre 20 000 et 50 000 selon les sources, victimes de viol pendant la guerre. L’homme à la tignasse blanche qui se présente à l’audience, libre et au bras de son épouse, c’est Luka Dragicevic, le commandant local pendant la guerre, entre 1992 et 1995, des forces serbes de Bosnie stationnées à Visegrad, une petite ville de l’est du pays qui a subi le nettoyage ethnique.

    Plus de vingt ans après la fin du conflit, les victimes, à l’instar de ces milliers de femmes violées regroupées au sein de l’association de Bakira Hasecic, n’ont pas renoncé à obtenir réparation. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de La Haye (Pays-Bas), qui a jugé 161 accusés depuis 1993 et en a condamné 55, surtout des hauts responsables politiques et militaires, a fermé ses portes le 21 décembre. Désormais, les survivants et les familles de victimes comptent sur la cour d’Etat de Bosnie-Herzégovine pour que la justice passe. Depuis la création en 2005 d’une chambre dédiée aux crimes de guerre au sein de la juridiction bosnienne, 198 affaires impliquant 323 accusés ont été jugées en première instance. Il s’agit surtout de responsables locaux ou d’exécutants, comme Luka Dragicevic et la dizaine d’accusés comparaissant ce jour-là. Ils seraient environ 5 000 suspects à devoir encore répondre de leurs actes devant la justice. Les accusés sont condamnés dans 80 % des cas. La peine maximale prononcée est de quarante-deux ans de prison. La plus légère, d’un an et six mois.

    En droit international comme en droit bosnien, les crimes de guerre, contre l’humanité et les génocides sont imprescriptibles. Les tribunaux des deux entités composant la Bosnie depuis les accords de Dayton de 1995, la République serbe et la Fédération croato-bosniaque, sont également habilités à engager des poursuites pour crimes de guerre. «Les affaires de viols sont systématiquement jugées devant la cour d’Etat», précise Bakira Hasecic.

    Jetés dans la Drina

    Cheveux blond clair coupés courts, yeux verts inquiets, la sexagénaire observe ce matin l’arrivée des dix accusés, menottés pour certains. Parmi eux, figure Dragan Sekaric, déjà condamné pour meurtres et viols dans une autre affaire, notamment grâce au témoignage de Bakira et à celui de l’une des deux femmes qui l’accompagnent. Ces deux dernières ont été victimes de sévices sexuels au printemps 1992. Elles avaient alors 19 et 13 ans. Les accusés, eux, sont soupçonnés d’être impliqués dans le massacre de Strpci, un petit village des environs de Visegrad, la ville dont elles sont toutes originaires. En février 1993, des paramilitaires serbes ont fait arrêter un train parti de Belgrade en Serbie à destination de Bar au Monténégro pour en faire descendre les voyageurs non serbes. Dix-huit Bosniaques, un Croate et un passager présenté comme arabe, jamais identifiés à ce jour, ont été exécutés. Seuls quatre des corps, jetés dans la Drina, ont été retrouvés.

    Les trois femmes s’installent derrière la vitre séparant la salle d’audience de ce petit box réservé au public. A l’autre extrémité du rang ont déjà pris place les proches des accusés, dont l’épouse de Luka Dragicevic, vêtue de noir de pied en cap. Avec leurs rouges à lèvres, leurs brushings voyants et une veste de léopard négligemment jetée sur une chaise, les deux femmes qui accompagnent l’accusé semblent de trop dans ce tribunal. Pour éviter tout incident, un policier est en faction et une caméra filme l’audience. Précaution inutile ce matin : les deux groupes de femmes ne se jettent même pas un regard. Finalement, l’audience est reportée. Car les cinq témoins attendus, pour la plupart citoyens de la Serbie voisine, ne se sont pas présentés. «Ils ont peut-être été menacés, réagit Bakira. Je vais voir si on peut aider le procureur à retrouver des témoins.»

    «Des os brisés»

    «Ces procès sont importants pour les générations futures», commente Bakira Hasecic, dont l’association «Les femmes victimes de la guerre» compte des membres issus de toutes les communautés du pays. «C’est un message pour ceux qui seraient tentés de recommencer et qui doivent savoir que la justice les rattraperait.» Qu’il s’agisse de réunir des preuves pour permettre l’ouverture d’enquêtes ou de retrouver la trace de témoins ou de criminels présumés, Bakira Hasecic n’en est pas à son coup d’essai. La plaie de la guerre ne s’est jamais vraiment refermée. Au printemps 1992, un de ses voisins, policier, a fait irruption chez elle, accompagné de «tchétniks», des extrémistes serbes, pour lui faire subir, ainsi qu’à ses deux filles et son mari, «des tortures inimaginables». Aujourd’hui, le petit local abritant son association est situé au rez-de-chaussée d’un immeuble gris criblé de balles d’un quartier populaire de Sarajevo. Les murs sont tapissés de photos : une maison calcinée et un homme moustachu.

    Ce dernier, Radomir Susnjar, inculpé pour crimes de guerre par le parquet bosnien, s’est caché pendant des années dans la banlieue parisienne. Prochainement, il devrait être extradé à Sarajevo. «On n’a que deux ans d’écart, je le connais depuis toujours», commente Bakira Hasecic. L’ancien livreur est soupçonné d’avoir participé, le 14 juin 1992, au massacre de 59 civils bosniaques, dont «un enfant de deux jours qui n’avait pas eu le temps de recevoir un prénom», précise Bakira Hasecic. Ce jour-là, 66 personnes avaient été enfermées dans une maison pour y être brûlées vives.

    Bakira Hasecic a soigné l’une des sept personnes à avoir survécu: «Cette femme qui avait réussi à sauter par une fenêtre s’était cachée pendant trois jours dans un ruisseau. Elle est arrivée à travers les champs dans un village à côté de Visegrad, où nous étions cachés. D’elle émanait une odeur tellement forte qu’on ne pouvait pas l’approcher à cinq mètres, même après l’avoir lavée et désinfectée avec de l’alcool. Des vers s’échappaient de l’une de ses mains. Elle avait des os brisés.» Ensuite, en repérant le compte Facebook de la femme de l’accusé, la militante bosnienne a retrouvé la trace de Susnjar, disparu depuis des années.

    Frais de justice

    En Bosnie, où les criminels de guerre sont considérés comme des héros au sein de leurs communautés, la cour d’Etat, fondée sous l’impulsion des Nations unies, est honnie par les nationalistes de ce pays encore sous protectorat international. L’acquittement récent d’un commandant de l’armée bosnienne de la région de Srebrenica, Naser Oric, qui était accusé de crimes de guerre, a suscité la colère des leaders bosno-serbes. Comme l’élite politique bosno-croate, ils estiment que ce tribunal juge surtout des Serbes puis des Croates, et peu de Bosniaques. «C’est de la pure rhétorique nationaliste, dans la droite ligne des projets politiques de la Grande Serbie et de la Grande Croatie», tranche Refik Hodjic. L’ancien porte-parole du TPIY et du Tribunal de Bosnie-Herzégovine tient à rappeler le nombre de victimes civiles tuées pendant la guerre en Bosnie : 2 484 Croates, 4 178 Serbes et 31 107 Bosniaques. Par ailleurs, «peu de tribunaux dans le monde se retrouvent sous une telle loupe et sont aussi observés par nombre d’experts internationaux et locaux qui recherchent des failles. Ces juges sont professionnels», insiste Refik Hodzic.

    Malgré ce contexte d’hystérie nationaliste permanente, la justice suit son cours. Treize anciens combattants bosniaques de Konjic, en Herzégovine, soupçonnés de crimes de guerre, ont été arrêtés le 4 décembre. Une deuxième opération visant six autres Bosniaques, qui auraient assassiné 30  civils et prisonniers de guerre serbes, a été lancée dans la foulée, le 19 décembre, dans la région d’Ilijas et de Kakanj, au nord de Sarajevo. Ces suspects de crimes de guerre n’ont pas de soucis à se faire pour les frais de justice, qui seront pris en charge par les autorités. Ainsi, le Premier ministre du canton de Sarajevo, Elmedin Konakovic, qui rejette la possibilité que d’anciens combattants de l’armée bosnienne puissent être coupables, vient de décider d’allouer un budget de 300 000 marks convertibles (153 000 euros) pour leur défense.

    Une fois leur peine purgée, les criminels de guerre, forts de la considération de leurs concitoyens, occupent parfois des postes à responsabilité, à l’instar de l’ancien chef sécessionniste bosniaque Fikret Abdic, élu l’an dernier maire de Velika Kladusa, une ville située dans l’ouest du pays. Ce septuagénaire, allié des Serbes de Bosnie pendant la guerre, pourra tranquillement finir son mandat. En septembre, la Chambre des représentants, le Sénat bosnien, a rejeté un projet de loi visant à empêcher ceux qui ont été, comme lui, condamnés pour crimes de guerre d’accéder aux responsabilités politiques. «Quand nous avons réussi à revenir à Visegrad après la guerre, sous la protection des forces internationales stationnées en Bosnie, on a reconnu parmi les policiers des gens qui avaient tué et violé, se souvient Bakira Hasecic. Nous avons réussi à en faire licencier quelques-uns.» En Bosnie-Herzégovine, les victimes n’ont pas fini de se retrouver nez à nez avec leurs bourreaux.


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