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Le tour de passe-passe fiscal des multinationales en Afrique
À l’occasion du prochain G7 de Bonn (Allemagne), l’ONG Oxfam interpelle sur la situation d’une Afrique qui, malgré une croissance record, reste gangrenée par la pauvreté et les inégalités.
Dans un rapport, l’association pointe la responsabilité des multinationales qui « escroquent » chaque année le continent de plusieurs milliards d’euros.
Les impôts, les taxes et les enveloppes aux fonctionnaires locaux, Charles Ogbu, 46 ans, en a ras le bol. Ce patron d’une petite entreprise de fumage de poisson à Ossissa, dans l’État du Delta, au Nigeria, n’en peut plus de cette fiscalité qui l’étrangle et compromet son activité
« Chaque fois que je me rends à Nkwor pour vendre mes produits, je dois payer. Aux autorités locales, à celles du marché. Il existe des taxes sur tout, même sur la moto que j’utilise pour transporter mon poisson. Je suis fatigué. Mais à qui s’adresser ? », se plaint-il.
Le Nigeria, pays riche sur le papier
Sans doute pas au nouveau gouvernement du président Buhari qui, confronté à la baisse des prix du pétrole (75 % des recettes de l’État) et aux faibles rentrées fiscales (15 % du budget) devrait continuer, comme ses prédécesseurs, à augmenter les impôts indirects qui pèsent d’abord sur la population, à commencer par les micro-entreprises et les PME du pays.
« À l’image de ce qui se passe au Nigeria, pays riche sur le papier, le continent connaît une croissance qui ne bénéficie pas à la majeure partie de la population. Une des raisons tient à ce que l’Afrique subit une hémorragie de milliards de dollars à cause des tours de passe-passe fiscaux des multinationales. Dont bon nombre ont leur siège en France », explique Nicolas Vercken, directeur du plaidoyer Études à Oxfam France.
Le rapport publié par l’ONG, mardi 2 juin, à l’occasion du sommet du G7 prévu en fin de semaine à Bonn (Allemagne), donne une idée de l’ampleur du phénomène. « Rien qu’en 2010, dernière année où les chiffres sont disponibles, les multinationales et les investisseurs basés dans ces pays du G7 ont escroqué l’Afrique de 5,5 milliards d’euros », affirme Nicolas Vercken.
Des milliards d’euros de flux illicites
Pour arriver à ce chiffre, Oxfam France s’est basée sur un récent rapport du Groupe de haut niveau, présidé par Thabo Mbeki, ex-président d’Afrique du Sud, chargé d’enquêter sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique.
Le document évalue à 37 milliards d’euros les sommes non déclarées aux trésors publics africains. « Les entreprises du G7 sont, elles, responsables de près de la moitié, soit 18 milliards d’euros. Ce qui revient, sur la base d’un taux d’imposition moyen de 28 %, à un manque à gagner de 5 milliards d’euros. Et cela, du simple fait de la manipulation des prix de transfert », explique le responsable d’Oxfam.
Pour échapper à l’impôt, éviter les droits de douane, voire blanchir de l’argent, les multinationales utilisent un système simple qui consiste à « mentir » sur les prix de vente des biens et de services échangés entre filiales dits prix de transfert. « Une filiale aura tendance à surévaluer les importations et sous-évaluer les exportations, ce qui revient à ne pas déclarer la valeur ajoutée là où elle est réellement produite », décrypte Nicolas Vercken.
Les stratagèmes d’optimisation fiscale
Encore n’est-ce là qu’une des nombreuses « astuces » utilisées pour réduire la facture fiscale. L’autre grand moyen est de faire jouer la concurrence entre États. « Soucieux d’attirer les investissements étrangers, des pays en développement offrent des avantages généreux ou acceptent les conditions inéquitables imposées par les puissantes compagnies par crainte que celles-ci n’aillent ailleurs », dénonce ainsi le rapport Oxfam.
Au total, tous stratagèmes d’optimisation confondus, les pays africains perdraient, chaque année, quelque 200 milliards d’euros ce qui correspond à 4 % du PIB du continent !
Or, ce manque à gagner n’est pas sans conséquence sur le quotidien des populations subsaharienne dont 40 %, soit 400 millions, vit avec moins de 1,25 dollar par jour, une proportion quatre fois plus élevée que la moyenne mondiale.
« Les pratiques illicites des multinationales restreignent encore la capacité des États à lutter contre la pauvreté et les inégalités alors que l’aide publique internationale reste insuffisante pour combler les besoins essentiels, en matière de santé ou d’éducation par exemple », souligne Nicolas Vercken.
Réformer le système international
La solution passe certainement par une refonte générale du système fiscal international. Le G20 l’a lui-même reconnu et a mandaté l’OCDE pour mettre au point un « Plan d’action pour lutter contre la base d’imposition et le transfert des bénéfices ». Désigné par son acronyme anglais BEPS, ce plan en 15 mesures devrait être adopté à la fin de l’année 2015. Mais les ONG doutent qu’il soit vraiment suffisant.
Celles-ci font remarquer que les deux tiers des pays de la planète, dont nombre de pays africains, n’ont pas été associés aux négociations et que ce projet risque même d’avoir l’effet inverse du but recherché. « Le projet BEPS conduira sans doute à une augmentation des recettes fiscales dans les pays les plus riches, où les multinationales ont leur résidence fiscale, mais cela ne générera pas pour autant de nouvelles ressources dans les pays sources des bénéfices », s’inquiète Nicolas Vercken.
Pour toutes les ONG impliquées dans ce dossier, la vraie solution passe d’abord par l’obligation, qui reste à imposer aux multinationales, de déclarer leurs activités et leurs bénéfices filiale par filiale, pays par pays, projet par projet. Un tel « reporting », l’Union européenne l’a déjà exigé des entreprises du secteur extractif (énergie, mines et forêts) qui devra s’y plier dès 2017. La France a d’ailleurs été le premier pays à transcrire la directive dans son droit national.
« Il reste à étendre cette exigence à l’ensemble du monde et pour toutes les entreprises, quel que soit son domaine d’activité, plaide Nicolas Vercken. La transparence est le seul moyen de lutter efficacement contre la fraude. » Et de rendre aux Africains ce qui leur est dû.
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