• Quid du crime d'agression?

    Les débats actuels sur la création d’un tribunal spécial pour juger du crime d’agression et d’un mécanisme de réparation et d’indemnisation des dommages causés par la guerre en Ukraine soulèvent autant de questions politiques que juridiques.

    En avril 2022, après la découverte de centaines de morts à Boutcha, que le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a pour la première fois appelé la communauté internationale à créer un tribunal spécial pour juger les plus hauts dirigeants russes du crime d’agression et un mécanisme de réparation des dommages causés par la guerre. Des demandes qui sont actuellement étudiées au niveau européen et international.

    Des juristes aux avant-postes

    Parmi les premiers tenants du projet de création d’un tribunal spécial pour juger le crime d’agression figure un groupe d’une centaine de juristes, intellectuels et personnalités politiques du monde entier, emmené par l’avocat franco-britannique Philippe Sands, spécialisé dans la défense des droits de l’Homme. « La Cour pénale internationale ne peut enquêter sur le crime d’agression que s’il est renvoyé par le Conseil de sécurité des Nations unies. La Russie, en tant que membre de l’ONU, a le droit de veto à ce sujet, qu’elle exercerait naturellement immédiatement. Nous demandons donc la création d’un tribunal international pour juger le président Poutine pour crime d’agression », écrivent-ils dans leur appel, lancé en mars 2022 et mis en ligne sur le site Justice for Ukraine. « Ce n’est pas une idée nouvelle : il y a 80 ans, les dirigeants mondiaux se sont réunis à Londres pour créer un cadre juridique permettant de poursuivre les criminels de la Seconde Guerre mondiale. Ce cadre juridique a donné lieu aux procès de Nuremberg, au cours desquels 161 criminels de guerre ont été condamnés », rappellent-ils.

    Une initiative similaire a été lancée en novembre dernier en France par un groupe de juristes, universitaires et chercheurs pour appeler les dirigeants français à se positionner en faveur de ce projet. « La guerre en Irak de 2003, elle aussi manifestement illégale, avait constitué un redoutable précédent. Ne pas punir cette nouvelle agression, c’est préparer les guerres mondiales de demain, et accepter qu’il n’y ait alors plus aucun recours juridique », écrivent-ils dans la tribune qu’ils ont cosignée. « La France doit participer à la création du tribunal spécial international. Sinon, ce mouvement se fera sans elle. Nous aurions alors beaucoup à perdre. »

    Des projets en débat au sein des instances européennes

    L’idée a été très vite mise à l’ordre du jour de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Dès avril 2022, elle a adopté à l’unanimité une résolution visant, entre autres, la création un tribunal ad hoc pour juger les hauts dirigeants russes pour le crime d’agression « selon la définition établie par le droit international coutumier ».

    Depuis, le comité des ministres du Conseil de l’Europe est convenu, en octobre dernier, de poursuivre l’examen de ce projet lors de ses prochaines réunions, et un « débat d’urgence » sur le sujet sur les questions juridiques liées à la guerre en Ukraine est à l’ordre du jour de la prochaine session plénière de l’Assemblée parlementaire, fin janvier 2023.

    De son côté, la Commission européenne a proposé, à la demande du Conseil de l’Union européenne, deux options pour pouvoir juger les plus hauts dirigeants russes du crime d’agression : un tribunal spécial international fondé sur un traité multilatéral ou un tribunal hybride basé sur un accord entre Kiev et une organisation internationale (telle que l’UE ou le Conseil de l’Europe) et associant des juges ukrainiens à des juges internationaux. Dans les deux cas, du fait de la nature très politique du crime d’agression, « il sera essentiel de pouvoir compter sur un soutien fort des Nations unies » et sur « un très large et fort soutien de la communauté internationale », a déclaré la présidente de la Commission, Ursula Van der Leyen, fin novembre, lors de la présentation de ces propositions, qui vont être soumises aux États membres pour décider des suites à y donner.

    Une proposition qui ne fait pas l’unanimité

    Dans l’enceinte des Nations Unies, tous les débats concernant la guerre en Ukraine ont lieu dans le cadre d’une « session extraordinaire d’urgence », un mécanisme qui permet à l’Assemblée générale de délibérer sur des questions de maintien de la paix et de sécurité internationale lorsqu’il n’y a pas d’unanimité entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (la France, le Royaume-Uni, la Chine, les États-Unis et la Russie). Ainsi, même s’il se voit opposer un veto de la Russie, le dépôt d’une résolution devant le Conseil de sécurité des Nations Unies permet d’ouvrir la voie à un débat et un vote devant l’Assemblée générale de l’ONU. Mais l’issue d’un vote sur la création d’un tribunal spécial pour juger le crime d’agression en Ukraine est assez incertaine, car le principe est loin de faire l’unanimité. Pour l’heure, ni la France, ni le Royaume-Uni ou les États-Unis n’ont apporté leur soutien à ce projet, de crainte de créer un précédent. Instituer un tribunal pour juger l’agresseur russe pose nécessairement question pour tous ceux qui ont pu prendre part à « des agressions » par le passé.

    La Cour pénale internationale ne veut pas être écartée

    Le procureur général de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, n’y est pas favorable non plus, mais pour d’autres raisons : cela contribuerait à affaiblir la CPI, qui peine déjà à s’imposer. Début décembre, lors de son discours devant l’assemblée des États parties au traité de Rome, qui fonde la Cour, le procureur général a invité la communauté internationale à « s’appuyer sur les institutions dont nous disposons aujourd’hui » plutôt que créer un tribunal spécial. « Nous ne voulons pas la dilution, nous voulons la consolidation », a-t-il déclaré, en appelant les États parties à renforcer le soutien, notamment financier, à la Cour. S’il reconnaît que juger le crime d’agression pose une difficulté aujourd’hui, « nous devrions essayer de la résoudre via le traité de Rome ».

    Le procureur général de la CPI estime par ailleurs que la Commission européenne se trompe sur les questions liées à l’immunité des dirigeants russes, lesquels ne seraient pas hors d’atteinte de la Cour. Un sujet qui fait débat parmi les juristes : certains estiment que le chef de l’État russe et certains de ses ministres sont couverts par leur immunité parce que la Russie n’a pas adhéré au Traité de Rome, quand d’autres jugent que leur immunité est levée car les crimes sont commis sur le territoire de l’Ukraine, qui a saisi la CPI.

    Un mécanisme de compensation similaire à celui créé pour le Koweït

    Autre demande de l’Ukraine qui commence à prendre forme tant sur le plan politique que juridique : la mise en place d’un mécanisme de réparation et d’indemnisation des dommages causés par la Russie. L’Assemblée générale des Nations Unies a ainsi adopté en novembre dernier une résolution qui préconise l’instauration d’un mécanisme de compensation des dommages et d’un « registre » pour consigner l’ensemble des plaintes et des preuves en vue des futures réparations.

    Lors des débats qui ont précédé le scrutin sur cette résolution, qui n’a obtenu que 94 votes favorables (73 abstentions et 14 votes contre), l’ambassadeur de l’Ukraine auprès de l’ONU a notamment rappelé que la Russie a soutenu la Commission de compensation des Nations Unies créée en 1991 après l’invasion du Koweït par l’Irak, laquelle a versé au titre des réparations plus 52 milliards de dollars prélevés sur les revenus pétroliers de l’Irak pendant trente ans. Depuis 2007, l’ONU gère également un registre des dommages causés par la construction du mur dans le Territoire palestinien occupé, le UNRoD, qui a reçu plus de 73 000 plaintes et collecté un million de documents.

    Utiliser les avoirs gelés pour financer la reconstruction

    Or, du fait des sanctions prises par l’UE à l’encontre de Moscou, près de 300 milliards d’euros de réserves de la Banque centrale russe sont actuellement bloqués au sein de l’UE et dans d’autres pays partenaires du G7, et près de 19 milliards d’euros d’avoirs appartenant à des oligarques russes sous sanctions ont également été gelés par les États membres de l’UE. En incluant les avoirs gelés du fait sanctions prises par les États-Unis et les entreprises détenues ou contrôlées par l’État russe, dont Gazprom, le total approcherait les 600 milliards de dollars.

    À la demande du Conseil de l’UE qui veut étudier les possibilités d’utiliser les avoirs gelés pour la reconstruction de l’Ukraine, la Commission européenne a récemment proposé de mettre en place une structure « pour gérer les fonds publics russes gelés, les investir et utiliser le produit de ces investissements en faveur de l’Ukraine ». Une fois les sanctions levées, la restitution des réserves de la Banque centrale russe pourrait se faire dans le cadre d’un « accord de paix » prévoyant l’indemnisation de l’Ukraine : « les actifs qui devraient être restitués pourraient être compensés par cette réparation de guerre », suggère la Commission.

    En parallèle, les États membres de l’UE sont convenus d’ajouter la violation des sanctions à la liste des infractions pénales de l’UE et de réviser les règles actuelles pour permettre aux autorités nationales de confisquer plus facilement les avoirs gelés. La Commission a alors publié début décembre une proposition de directive qui ouvre la possibilité de poursuivre au pénal ceux qui violent les sanctions comme ceux qui les y aident, et de confisquer les avoirs gelés sur le sol européen. Ouverte à la consultation publique pendant huit semaines, la proposition de directive devra ensuite être validée par le Conseil et le Parlement européens, et les États membres disposeront alors d’un an pour la transposer en droit national.

    Un certain nombre d’obstacles et de limites sur le plan juridique

    Le 12 décembre dernier, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a organisé une audition consacrée à la question des mécanismes de compensation pour l’Ukraine, au cours de laquelle le professeur Burkhard Hess, directeur de l’Institut Max Planck pour le droit procédural international, européen et réglementaire, a dressé un état des lieux des précédents, des possibilités et des limites en matière d’expropriation et de transfert d’avoirs.

    Après avoir rappelé que « les sanctions sont des mesures temporaires », il a expliqué que « la situation n’est pas très claire » en ce qui concerne l’immunité des fonds des banques centrales en général et que « la situation est compliquée » pour ce qui est de l’expropriation des oligarques – les précédents visaient des avoirs acquis de façon douteuse, tels que des biens appartenant à la mafia, par exemple. À quoi il faut ajouter les traités bilatéraux d’investissement signés par la Russie avec différents États membre de l’Union européenne et qui constituent « une protection supplémentaire » pour les investisseurs privés. En matière civile, les actions à l’encontre de la Russie « sont peu probables », même si « la Cour suprême ukrainienne a autorisé la plainte déposée par une femme dont le mari est mort pendant les combats », a-t-il relevé, avant d’ajouter que ce dernier cas était « intéressant ». Quant aux procédures pendantes devant la Cour internationale de justice, elles sont « très longues, trop longues » au regard de l’urgence, mais « si la Cour condamne la Russie alors la réparation est due », a-t-il rappelé.

    * Philippe Sands est l’auteur de Retour à Lemberg, ouvrage dans lequel il revient sur l’histoire des avocats qui sont à l’origine des concepts de génocide et de crimes contre l’humanité, à Lviv (anciennement Lemberg) en Ukraine

    Écocide et reconstruction « verte » de l’Ukraine

    Dans une note publiée en juillet 2022, l’OCDE chiffre à plus de 100 milliards de dollars les dommages causés par la guerre aux infrastructures, aux terres agricoles, aux logements et autres bâtiments en Ukraine, et à au moins 30 % la surface des espaces protégés et 900 le nombre de zones naturelles touchées. La note conclut que la reconstruction « verte » après le conflit est « une nécessité économique en vue de la transformation radicale de l’Ukraine en une économie verte à zéro émission nette ». En France, des représentants de la société civile et du parlement ukrainiens ont récemment été auditionnés par les commissions du développement durable et des affaires étrangères de l’Assemblée nationale sur l’impact de la guerre sur l’environnement et la biodiversité. À cette occasion, la délégation ukrainienne, qui cherche à établir les preuves d’un écocide commis par la Russie, a sollicité le soutien des Européens pour expertiser et documenter ces dégâts.

     


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