• La paix par la force ou par le droit ?

    Les Nations unies face au conservatisme des grandes puissances
    La paix par la force ou par le droit ?
     
    Souvent, l'enfer guerrier est pavé de bonnes intentions pacifiques. La nouveauté réside aujourd'hui dans une certaine banalisation du recours à la force et dans l'installation de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) comme bras armé d'un ordre mondial dicté par les Occidentaux. L'intervention au Kosovo en 1999, décidée sans l'autorisation du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies (ONU), prépara la mue de l'OTAN, habillage humanitaire en prime. Le 23 septembre 2008, dans une déclaration commune d'abord tenue secrète, le secrétaire général de l'ONU Ban Ki-moon et le secrétaire général de l'OTAN Jaap de Hoop Scheffer formalisaient cette dérive de l'architecture onusienne de la sécurité, que l'intervention de l'Alliance atlantique en Libye en 2011 a confirmée.Pourtant, la Charte des Nations unies, signée le 26 juin 1945 à San Francisco et conçue en opposition à la guerre, fait obligation aux Etats de recourir au règlement pacifique des différends. Son préambule l'annonce clairement : « Nous, peuples des Nations unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances... » L'article 2.3 stipule en conséquence que « les membres de l'organisation règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix et la sécurité internationale ainsi que la justice ne soient pas mises en danger ». Ce principe cardinal s'assortit de moyens : « Les parties à tout différend dont la prolongation est susceptible de menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales doivent en rechercher la solution, avant tout, par voie de négociation, d'enquête, de médiation, de conciliation, d'arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords régionaux, ou par d'autres moyens pacifiques de leur choix » (article 33 du chapitre VI).Contrairement à une idée reçue, cette méthode a rencontré un certain succès. « Dans les années 1990, plus de conflits se sont clos sur une négociation (quarante-deux) que sur une victoire militaire (vingt-trois) », souligne l'ambassadeur Thomas Greminger (1). Diplomatiques (négociation, enquête, médiation, conciliation) ou judiciaires (arbitrage, jugement), les procédures de règlement pacifique des différends évoquées par l'article 33 sont couramment mises en oeuvre.Nombre d'entre elles concernent des conflits internes aux Etats. En 2005, par exemple, deux médiations longues et intenses ont abouti à des accords régissant la séparation de territoires marqués par de longs conflits armés : l'accord global de paix entre le gouvernement de Khartoum et l'Armée populaire de libération du Soudan a ouvert le chemin à l'indépendance du Soudan du Sud; l'accord entre l'Indonésie et les indépendantistes timorais a permis l'accession du Timor-Leste au rang d'Etat. Le 12 juin 2006, les présidents du Cameroun et du Nigeria ont pu signer une convention de transfert de souveraineté concernant la presqu'île de Bakassi, après l'arrêt rendu en 2002 par la Cour internationale de justice (CIJ) en faveur du premier. Le Conseil de sécurité a déclaré la fin du régime transitoire le 13 août 2013 et s'est félicité de cette transition sereine. Le Nicaragua avait obtenu une victoire retentissante devant la CIJ le 27 juin 1986, mais la condamnation des menées subversives des forces paramilitaires soutenues par les Etats-Unis n'a guère eu de conséquences politiques car le président américain Ronald Reagan n'en a pas tenu compte. Ces succès dans des affaires tendues démontrent que le droit fixe un cadre aux échanges d'arguments entre protagonistes, préférables aux échanges de coups entre belligérants.A cette panoplie s'ajoutent les missions de « bons offices » dans lesquelles excellent certains pays. La Suisse, par exemple, rendit possibles les accords d'Evian entre la France et le Front de libération nationale (FLN) algérien en 1962. La Norvège organisa les négociations entre Israël et l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) qui aboutirent aux accords d'Oslo, signés en 1993. Le secrétaire général de l'ONU Kurt Waldheim réussit une mission semblable à Chypre en 1975.Pourtant, les échecs du règlement pacifique des différends sont patents. Les espoirs nés de la fin de la guerre froide n'ont guère eu de suite. En 2000, la commission présidée par M. Lakhdar Brahimi évaluait à plus de cinq millions les victimes des conflits des dix dernières années. Les guerres en ex-Yougoslavie et en Irak ont été les laboratoires privilégiés d'un démantèlement du droit international public, qu'exploite à son tour la Russie en Ukraine. Par la résolution 687 d'avril 1991, le Conseil de sécurité s'est abusivement attribué une prérogative de la CIJ en imposant des indemnisations à l'Irak. Le 22 mai 2003, par la résolution 1483, le Conseil, sur proposition des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de l'Espagne, entérinait indirectement (à l'unanimité des quatorze membres présents) l'occupation et l'exploitation de l'Irak (2), validant ainsi a posteriori une action illégale. La France, la Chine et la Russie se résignèrent, de guerre lasse, pour préserver une marge de négociation de leurs intérêts face à la victoire immédiate - du moins en apparence - des Etats-Unis.Les affrontements par groupes locaux interposés en Ukraine, en Syrie ou au Yémen constituent des exemples récents de ces « guerres par procuration » qui, durant la guerre froide, eurent cours en Corée, au Vietnam, en Angola, au Nicaragua et ailleurs. Plus grave apparaît encore la « légitime défense préventive », cet abus de droit avancé par M. George W. Bush en Irak, lorsqu'il invoqua fallacieusement l'article 51 de la Charte. On assiste à de nouveaux recours à la force basés sur une instrumentalisation des droits humains (3), tandis que les Occidentaux s'affranchissent des règles du droit en délocalisant leurs « interrogatoires poussés », en refusant de traiter les prisonniers conformément aux conventions de Genève ou en engageant de manière illicite la force armée. « Dans ce cas, on piétine également le droit et on donne des munitions à ceux qui veulent abattre notre système démocratique, explique l'ancien procureur suisse Dick Marty. En agissant de la sorte, nous procédons nous-mêmes à la démonstration que le système ne respecte pas les règles qu'il s'est données (4). »Après les traumatismes engendrés par l'inaction internationale à Srebrenica, en Bosnie, en 1995 et lors du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, le concept de « responsabilité de protéger » a été institué en 2005, au sommet mondial de l'ONU. C'est l'aboutissement de longs efforts des partisans du « droit d'ingérence », qui ont commencé par s'affranchir des frontières pour porter secours aux populations avant de cautionner, au nom de la raison humanitaire, des interventions militaires.A bien des égards, nous nous éloignons des ambitions de la Charte. Le recours à la force, justifié par une éthique instrumentalisée, s'accompagne de la multiplication et de l'imbrication des causes de conflit. Sur le plan militaire, les articles 46 et 47 prévoyant le rôle du Comité d'état-major chargé de conseiller et d'assister le Conseil de sécurité sont restés lettre morte. Après la fin de la guerre froide, l'OTAN a transformé sa fonction de défense régionale en garantie collective planétaire auto-instituée. S'élargissant toujours davantage à l'est, l'organisation n'a cessé d'empiéter sur les prérogatives de l'ONU.L'accord du 23 septembre 2008 entre les secrétaires généraux de l'ONU et de l'OTAN est assez flou pour permettre toutes les confusions entre maintien de la paix et droit à la guerre (jus ad bellum). Il prévoit notamment « une coopération plus poussée (...), des échanges réguliers et un dialogue, tant au niveau décisionnel qu'au niveau exécutif, sur les questions politiques et opérationnelles (5) ». La France, que le président Nicolas Sarkozy était alors en train de réinstaller dans le commandement militaire intégré de l'OTAN, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont forcé la main du secrétaire général Ban. M. Dmitri Rogozine, à l'époque ambassadeur de la Russie auprès de l'OTAN, a dénoncé le caractère illégal d'un accord qui court-circuite le Conseil de sécurité. Témoin privilégié des coups tordus des Occidentaux, puisqu'il siégeait au Conseil de sécurité, le futur ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov a appris à s'en souvenir...Mieux aurait valu reconstruire l'architecture de sécurité à partir d'une Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) réformée. L'OSCE présente plusieurs avantages : elle est une structure coopérative politique de dialogue et de sécurité; elle intègre, avec le Canada et les Etats-Unis, une large part de l'Europe (dont la Russie) et de l'Asie centrale; elle fonctionne de façon souple et pluraliste, avec une « troïka » comprenant l'Etat qui assure la présidence annuelle, celui qui l'a assurée l'année précédente et celui qui doit l'assurer l'année suivante.Sur le plan économique, les privatisations exacerbent les pillages militarisés, les conflits sociaux, les guerres locales. Affirmé par l'Assemblée générale de l'ONU le 4 décembre 1986, le droit au développement est délaissé au profit d'une « lutte contre la pauvreté » aussi minimaliste que problématique. Or guerre et « maldéveloppement » sont liés. Les puissances économiques et technoscientifiques contournent les obligations de la Charte par l'intervention du Fonds monétaire international (FMI) ou de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), au point que le chercheur Alain Joxe parle de « souveraineté des entreprises (6) ».Quant à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), qui porta les espoirs des pays en développement dans les années 1960 et 1970, elle se retrouve marginalisée (7). Le droit international privé et les accommodements entre marchands (8) tendent à détrôner le droit international public, comme l'illustre le rôle croissant des tribunaux arbitraux commerciaux, qui se substituent aux instances judiciaires publiques. C'est le cas du règlement des différends entre investisseurs et Etats (RDIE) prévu par le grand marché transatlantique. « La réalité dominante de la vie internationale, écrivent deux spécialistes du droit international, est l'opposition entre pouvoir sur les peuples et pouvoir des peuples (9). »Que faire ? Sur le plan des idées, il reste urgent de s'extirper des visions « civilisationnelles » ou religieuses des conflits, qui dissimulent les intérêts géopolitiques ou économiques. Le journaliste américain Thomas Friedman expliquait ainsi le couplage entre l'économique et le militaire : « L'intégration économique de la planète requiert la disposition de la puissance américaine à utiliser sa force contre ceux qui, de l'Irak à la Corée du Nord, menaceraient le système de mondialisation. La main invisible du marché ne peut pas fonctionner sans un poing caché - McDonald's ne peut pas fonctionner sans McDonnell Douglas, qui construit les F-15. Et le poing caché qui rend le monde sûr pour les technologies de la Silicon Valley s'appelle l'armée, la force aérienne, la force navale et les marines des Etats-Unis (10). » Est-il interdit de réfléchir à des visions du monde différentes, centrées sur le couple paix-développement ?Note(s) : (1) Thomas Greminger, « Médiation et facilitation dans les processus de paix actuels : l'importance vitale de l'engagement, de la coordination et du contexte » (PDF), texte présenté lors de la « Retraite sur la médiation internationale de la francophonie », Genève, 15-17 février 2007.
    (2) Julie Duchatel et Florian Rochat (sous la dir. de), ONU. Droits pour tous ou loi du plus fort ?, Cetim, Genève, 2005.
    (3) Lire Anne-Cécile Robert, « Origines et vicissitudes du "droit d'ingérence" », Le Monde diplomatique, mai 2011.
    (4) Dick Marty, « Terrorisme, antiterrorisme et justice », dans Yvonne Jänchen (sous la dir. de), « Quel avenir pour l'Irak ? », Cahier du Gipri, n° 8, L'Harmattan, Paris, 2010.
    (5) Karl Müller, « L'accord secret entre l'ONU et l'OTAN ne répond pas aux objectifs de la communauté internationale », Horizons et débats, 23 septembre 2008.
    (6) Alain Joxe, Les Guerres de l'empire global. Spéculations financières, guerres robotiques, résistance démocratique, La Découverte, Paris, 2012.
    (7) Rolande Borrelly, « "Après-développement", "après-Cnuced" et quelques autres à-peu-près », dans Julie Duchatel et Florian Rochat (sous la dir. de), ONU. Droits pour tous ou loi du plus fort ?, op. cit.
    (8) Cf. les appréciations sur la lex mercatoria, la lex electronica et la lex economica dans Mireille Delmas-Marty, Le Relatif et l'Universel, Seuil, Paris, 2004.
    (9) Monique et Roland Weyl, « Sortir le droit international du placard », Publicetim, n° 32, Genève, 2008.
    (10) Thomas Friedman, The Lexus and the Olive Tree (1999), cité par Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l'ordre libéral s'est imposé au monde, Agone, Marseille, 2012 (1re éd. : 2004).

  • Commentaires

    1
    Mercredi 24 Juin 2015 à 19:15

    En 2015 à quoi sert l'ONU ???????. Dans la crise Ukrainienne, deux puissances : la Chine et la Russie par leurs vétos ont fait qu'aucune décision décisives n'a pu être prise pour aboutir à un accord de paix lorsqu'il en était encore temps.

    Maintenant, devant DAESH, les atermoiements se poursuivent et personne n'est capable d'avancer le début du commencement d'une solution................ La machine est trop lourde !!!!!!!!!!!!.

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